Votes pour le match d’écriture des Imaginales 2015 : « Mon univers grandit de seconde en seconde. Je crois ? »

« MON UNIVERS GRANDIT DE SECONDE EN SECONDE. JE CROIS ? »

Et voici pour le second thème du match d’écriture des Imaginales 2015. Celui-ci est plus qu’intriguant. A votre avis, que nos auteurs motivés ont-ils pu faire sortir de leurs neurones torturés ?

Bon vote ! Et n’oubliez pas, on ne vote qu’une fois 🙂

  • Aller jusqu’au bout de la mer
  • Dreamer
  • Cosmoludie
  • La naissance du prince charmant
  • La boîte
  • Pépins de fruits en LA majeur
Contrainte 1 Une ondine alcoolique

ALLER JUSQU’AU BOUT DE LA MER

Les vagues s’écrasaient sur la plage avec un bruit de mouchoir froissé. L’ondine s’essuya les yeux, en regrettant d’avoir gaspillé un peu de son précieux sel pour quelqu’un qui n’en valait pas la peine.

— Je n’arriverai jamais à boire tout ça, dit-elle tout haut.

— C’est la seule façon de l’oublier, Tara. (Ses trois sœurs, autour d’elle, jouaient dans les rouleaux ourlés d’écume, tandis qu’elle restait assise sur le sable humide, ses cheveux ruisselant sur ses épaules nues.) Et c’est une toute petite mer…

— Une gorgée après l’autre, lui lança Sy, avant de l’asperger d’un revers de queue.

— Vous me promettez que l’océan s’arrête au bout de l’horizon ?

— Juste après.

Tara se décida. Les souvenirs de son amour perdu l’enfermaient dans un désert aussi sec que la mort, alors que les vagues promettaient de la laver. De l’intérieur.

— J’ai déjà tellement bu, murmura-t-elle avant de s’avancer au milieu des vagues.

— Tu buvais à la même source, petite sœur. Elle a fini par te dessécher. La mer rassemble toutes les eaux, tu verras.

Tara plongea, les yeux mi-clos, caressa du doigt les rides sur le sable du fond qui ressemblaient au front de son aimé quand il était parti. Elle se mordit les lèvres et sentit le goût de son propre sang ouvrir des portes dans son esprit.

J’aimerais tant l’oublier, se dit-elle. Mais si je le perds, je me perds aussi.

Elle sentit ses branchies s’ouvrir, ses jambes fusionner. Ses pieds qui avaient tant saigné quand elle dansait s’étirèrent en forme d’éventail. C’était la première étape, la plus simple. Se rappeler ce qu’on était avant qu’un autre vous l’arrache. Le goût des vins fins et des alcools forts d’après repas, dans le palais du prince, avaient gravé leur empreinte acide sur sa langue. Une empreinte qu’elle associait aux baisers impatients de son aimé. À ses doigts qui la bâillonnaient pour que son plaisir soit silencieux.

Les soirs où, retenu par ses obligations à la cour, il ne montait pas la rejoindre, elle goûtait aux eaux amères qu’il gardait enfermées dans des flacons. Le bruit du ressac envahissait peu à peu son esprit et elle oubliait ce qu’elle était. Jusqu’à ce que le sommeil la noie.

Elle refit surface sans avoir pu se résoudre à ouvrir la bouche. Son chant restait coincé au fond de sa gorge. Le rivage, au loin, brillait sous la lumière des premières étoiles. Elle perdait ses repères. La mer était un miroir qui ne la reflétait plus.

Une gorgée après l’autre…

Elle se laissa de nouveau couler, jusqu’à ce que le bleu se fasse violet, que les courants froids durcissent les pointes de ses seins mieux qu’il n’avait jamais su le faire. Il avait remplacé les vagues et les courants, il l’avait entraînée dans ses profondeurs à lui, là où elle pensait qu’elle serait à sa place. Là où il avait voulu l’enfermer, pour mieux l’oublier ensuite.

Elle écarta les lèvres, sentit l’amertume des eaux se mêler à celle de ses pensées. Elle n’avait sans doute que ce qu’elle méritait. Elle avala, avala encore, sans ressentir le moindre soulagement. La mer la traversait sans la laver – loin de l’aider à oublier, l’eau lui rappelait ce qu’elle avait été.

— Je ne veux pas redevenir celle que j’étais. (Un filet de bulles s’échappa de sa bouche entrouverte.) J’irai jusqu’au bout de la mer, puisqu’il le faut.

D’un coup de queue puissant, elle piqua vers le fond. Un banc de poissons s’entrouvrit pour la laisser les traverser. L’eau glacée agaça ses dents qui ne savaient plus mordre. Elle accéléra, consciente que l’horizon s’éloignait au fur et à mesure qu’elle cherchait à l’atteindre.

— Une toute petite mer, en vérité. (La voix de Sy se faufila jusqu’à son oreille et Tara sut qu’elle nageait au-dessus d’elle, le corps luisant d’écume.) Ta propre amertume la contiendrait sans problème.

— Je…

— Tais-toi et bois !

Leur première rencontre… Lui, sur un vaisseau de bois qui craquait sous le vent, entouré des lumières des lampes à huile. Une voix, un ton impérieux. La certitude d’une histoire plus grande qu’elle-même. Elle avait chanté pour lui, ce soir-là, moins pour l’attirer dans ses eaux que pour le convaincre de ne pas s’éloigner.

Elle avala le souvenir, le sentit tourbillonner dans son ventre. Les yeux levés vers la surface, elle cracha une bulle couleur perle et la regarda s’élever avec une certitude tranquille, vers la lumière. Puis elle entreprit d’engloutir la mer.

— Ça suffit, maintenant ! (La voix de sa mère, impérieuse, tandis qu’elle leur faisait part de sa décision.) Tu n’es encore qu’une enfant, les océans du ciel ne sont pas pour toi.

— Je me sens à l’étroit, mère.

— Et tu crois que ton univers grandira en sa présence ? (Sa mère faillit ajouter quelque chose, puis se détourna.) On ne s’enrichit pas en perdant ce que l’on est.

— Il aime ce que je suis !

— Seras-tu capable de t’aimer toi-même quand il aura cessé de le faire ?

La mer engloutit ses souvenirs, comme des épaves, mais elle plongea pour les sauver. Elle les but, les recracha, jusqu’à ce qu’ils se fondent dans la saveur salée, infiniment riche, de ses émerveillements ou de ses larmes.

La queue battant les courants, les bras tendus devant elle comme un harpon, elle nagea en ligne droite jusqu’à laisser l’horizon derrière elle.

Le sel nouveau brûla ses lèvres. D’une torsion des reins, elle se vrilla vers le haut et savoura la vitesse de sa course qui la fit plonger dans l’air ténu de la nuit.

— J’ai été aimée, cria-t-elle au vent, avant de retomber dans une gerbe d’écume. Les étoiles indifférentes la contemplèrent de leur œil lointain.

Devant elle, l’océan s’étendait jusqu’à l’infini. Elle se confondait avec l’obscurité de la nuit, avec l’immensité de la Voie lactée qui brillait au-dessus d’elle. Allongée sur le dos, les cheveux éparpillés autour de sa tête, elle se décida enfin à pleurer. À pleurer vraiment, jusqu’à se dissoudre, jusqu’à se vider. Non pas ce qu’elle avait perdu, car elle avait choisi de ne rien oublier, mais face à ce qui l’attendait. Où qu’elle porte le regard, les potentialités étaient infinies. Chaque battement de cœur en ouvrait de nouvelles, son univers s’agrandissait de seconde en seconde. Et elle était seule.

En franchissant l’horizon, elle avait perdu ses sœurs. Elle entendait encore, comme l’écho affaibli d’une autre vie, la musique du bal et les mots murmurés au creux de son oreille ourlée comme un coquillage. Des mots dont elle pouvait se souvenir, mais qui n’avaient pas plus de substance que des fantômes.

— Dois-je boire aussi cette mer ? demanda-t-elle à ce qui l’entourait.

Seul le silence lui répondit. Le vent la fit frissonner, elle croisa les bras autour de ses épaules et se laissa couler. Puis, à grandes goulées décidées, elle choisit d’engloutir l’immensité. De grandir en elle, jusqu’à ce que l’univers rétrécisse à sa portée et qu’elle s’y sente de nouveau à l’étroit.

Pour recommencer à vivre.

Contrainte 1 Un tueur à gages qui s’ennuie

DREAMER

Comment en était-il arrivé à cette extrémité ? Au pied du mur, acculé comme une bête aux abois, sans aucun espoir de s’en sortir ? Implacable. Tel se présentait à lui le visage de celui qui le pourchassait. Étrange, ce retournement de situation. Inexplicable, surtout. Il y avait certainement une issue mais laquelle ?

Aplati autant qu’il le pouvait sous la table de contrôle, il retenait sa respiration. Surtout, ne pas bouger. Les pas se rapprochaient. Les battements de son cœur résonnèrent un peu plus fort dans sa tête vide. Il ressentit confusément que les bonnes résolutions prises lui échappaient. Rien à faire. Trop tard : un cri presque animal lui échappa.

A ce moment précis, son monde se referma sur lui quand il devina, à travers un brouillard de larmes qu’il ne sentit presque pas couler, la lame étincelante qui se rapprocha de sa gorge.

Il ferma les yeux.

***

Un ennui profond., absolu, sans fin. Voilà ce que Martial ressentait depuis des mois. Des années, même ; en fait, depuis que les mesures gouvernementales avaient rendu ses services inutiles. Au début, il avait cru qu’on ne pourrait pas se passer de lui. La nature humaine était ainsi faite. Cruelle et arriviste. Imaginer que plus personne dans cette société idéale ne le paierait pour ôter la vie d’un rival l’avait d’abord fait rire. Il avait pensé que ce nouvel état ne durerait pas.

Et puis, avait dû se rendre à l’évidence : la nouvelle procédure obligatoire mise en place avait changé les loups en agneaux. Des moutons bêtes et heureux. Le bonheur envoyé directement dans les crânes, toutes les semaines, et qui détruisait tout instinct belliqueux. Rapidement, des sourires idiots avaient fleuri sur les mines réjouies de ses concitoyens. Il avait rapidement compris qu’il restait le seul à réagir de cette manière. Dans son entourage, plus personne ne contredisait ou ne s’opposait à quiconque. Alors, il avait fait profil bas, pour ne pas se faire remarquer. Entrer dans les rangs lui avait semblé préférable à la déportation dont il avait entendu parler au début du processus de pacification citoyenne.

La différence avec les autres, ceux que l’on n’avait jamais revus suite à une « invitation » de la milice de l’entente, c’est qu’il parvenait à dissimuler ses sentiments. L’ennui. Le terrible spleen des poètes maudits. Il ricana. Un tueur à gages sentimental ? Non. D’ailleurs, il ne comprenait pas ce qui lui arrivait depuis peu.

Au fur et à mesure que son univers mental rétrécissait, il se réfugiait dans le sommeil. C’était le seul moment où l’impression de ne plus se trouver à sa place s’arrêtait. Il sentait la torpeur l’envahir, inexorablement, et se laissait couler dans une inconscience heureuse qui comblait le vide intérieur qui le rongeait sans fin.

Quand il se réveillait, il se sentait bien. Aucun souvenir précis ne demeurait. Des images. Des flashes. Des événements, des lieux et des moments qui ne lui appartenaient pas mais qui le rendaient heureux. Des phases de sommeil de plus en plus longues. Narcolepsie. Voilà le terme qui lui venait à l’esprit. Il s’endormait de plus en plus souvent, n’importe où, n’importe quand.

Le périodes d’éveil devenaient de plus en plus rares. Paradoxalement, il ne se sentait bien que dans cette non vie. Il possédait une impression inédite : le sentiment que tout restait possible, que l’espace extérieur étriqué devenait infini, que le monde lui appartenait.

La solitude et l’ennui le rendaient fou. Le rêve prenait le pas sur son existence. Dormir. Rêver. Voilà ce qui lui importait.

Il était d’ailleurs sur le point de sombrer une fois encore quand la sonnerie de sa messagerie retentit.

Tout le monde ne l’avait donc pas oublié.

***

Enfin un peu d’action ! Un sourire carnassier illumina son visage. La vie reprenait son cours ! Il avait eu peur de rester coincé dans un monde imbécile dans lequel il ne trouverait plus jamais sa place mais la nature humaine avait repris le dessus.

– Salut, Mart.

La voix de son commanditaire. Incroyable. Il avait bien cru ne plus jamais l’entendre.Il n’eut pas le temps de réagir. Son patron enchaîna :

– J’ai un travail sur mesure pour toi.

– Tu veux dire, un job dans mes cordes ?

– Oui. Tu trouveras le matos à l’endroit habituel. OK ?

Le boss lui avait donné sa mission comme il l’avait toujours fait, sans un mot sur le fait que plusieurs années s’étaient écoulées depuis sa dernière intervention.

– OK.

Martial ne trouva rien à ajouter. Il se prépara avec une rapidité qui l’étonna. La force de l’habitude, sans doute.Il savait exactement ce qu’il avait à faire.

 ***

Martial n’avait pas mis le nez dehors depuis une éternité. Les rues semblaient désertes. On était pourtant en plein après-midi. Tout restait statique, presque silencieux. Angoissant. Il distingua quelques masses vaguement mouvantes allongées sur un banc. Il s’approcha. Plusieurs individus d’âges et de conditions différents dormaient. Une observation plus attentive lui indiqua d’autres dormeurs, certains couchés à même le sol.

A son approche, ils réagirent tous en même temps, ouvrirent les yeux et se mirent à sourire. Ils le regardaient tous, l’air ravi. Flippant !

Il se dirigea sans s’attarder vers le point de rendez-vous. Il trouva tout ce dont il avait besoin pour honorer son contrat. Sans se presser, il répéta en sifflotant gaiement mêmes gestes qui l’avaient accompagné pendant des années. Heureux, il découvrit que la cible se trouvait dans un de ces centres de contrôle.

« Un individu dangereux qui influence ses concitoyens et menace la sécurité publique ».

Le laïus habituel. Martial s’en fichait complètement. Aucun besoin de justifier ses exécutions. Il aimait tuer. Ce rituel lui avait terriblement manqué.

Alors, pourquoi ce fourmillement à peine perceptible au creux de son estomac ? De l’appréhension ? Pourquoi ?

***

Les couloirs du centre défilaient, déserts. Un odeur de désinfectant saturait l’air. On lui avait facilité le travail. Atteindre la salle de contrôle indiquée fut un jeu d’enfant.

La table sur laquelle un corps allongé relié à de nombreux tubes le lit mal à l’aise. Tuer cette personne semblait trop facile.

Pas comme ça ! Trancher la carotide d’un homme endormi ne le satisfaisait pas. De plus, la vision de la table lui donna envie de s’y allonger pour dormir…et rêver. Ce n’était vraiment pas le moment ! Il devait accomplir ce qu’il savait faire le mieux au monde. Mais ce corps inerte l’embarrassait.

Pourtant, il avait accepté. Pas le choix, donc. Il avança le plus rapidement et silencieusement possible. Il souleva du but de son poignard le mince drap de cellulose.

Un mannequin !

Un léger chuintement lui indiqua que la porte s’était refermée derrière lui.

Piégé !

Ses réflexes le sauvèrent. Il esquiva sans peine le tir du tueur dissimulé sous le drap. D’un bond, il le désarma. L’homme allongé ne possédait pas l’avantage. Il se propulsa à terre et rampa hors de sa portée. Martial se rua sur lui mais ne frappa que le sol. Son expérience lui permit de comprendre rapidement que son adversaire se terrait derrière un écran. Il était devenu invisible mais sa respiration le trahirait. Il ne pourrait pas retenir son souffle indéfiniment. Il lui suffisait donc d’attendre.

Un filet de respiration permit à Martial de localiser son adversaire sans défense, tapi sous la table de repos.

– Pourquoi ? demanda-t-il doucement.

Pas de réponse.

– Pourquoi ? insista Martial. Je t’ai repéré. Réponds ! Ton silence ne sert à rien.

Un cri retentit. L’homme traqué avait révélé sa présence.

Le mutisme de l’homme ne le sauva pas. Martial frappa à l’aveugle et un sang abondant jaillit de dessous la table. Un gargouillis indistinct lui confirma qu’il avait atteint son but.

Tranquillement, martial lâcha son poignard et pris place sur la couche libérée.

Il avait compris. Ce qu’il faisait le mieux au monde, désormais, n’était plus d’ôter la vie à ses semblables.

Non.

« Comment lui dire ? » Il eut à peine le temps de voir briller la lame qui s’avançait vers lui. Il fut soulagé de mourir à la place de cet homme qui avait, sans le savoir, ouvert de nouveaux univers au reste de l’humanité« Rêve encore ! » essaya-t-il de dire. Mes ses mots se diluèrent dans le flot de sang qui s’échappait de sa gorge tranchée méthodiquement.

« Ne renonce pas ! Tu as su ouvrir l’univers mental des hommes grâce à tes rêves ! Continue à les partager ! Tes rêves deviennent vrais ! »

Contrainte 1 Un autobus à l’heure de pointe
Contrainte 2 Un jeu de dés pipés

COSMOLUDIE

L’autobus de la ligne 42 est horriblement bondé entre Vogt-Kampff et Philip Kindred. On en arrivera bientôt à avoir des agents sur le quai pour pousser les gens afin qu’aucune place ne soit perdue. C’est à peine si j’ai la place pour activer mon portable.

  La fille à côté de moi joue aussi à Paraverse, l’interface qu’elle utilise est si girly que j’ai l’impression qu’une licorne a fait ses besoins dans le bac à sable. Son daemon est mignon, je le concède, un petit dragon qui porte encore une partie de sa coquille sur la tête. Chacun son truc, le principe essentiel c’est qu’on peut en faire ce qu’on veut. Paraverse est entièrement paramétrable, le Sandbox ultime. La fille donne des petits poulets à son daemon, le dragonnet rouge les avale avec une voracité de cartoon. Trop de guimauve ça écoeure et le fluo me donnerait une céphalée dans la minute. Je retourne à mon interface. C’est un rêve de maniaque minimaliste : des données partout, avec des symboles mathématiques abscons. Je ne compte plus les heures passées à préparer la simulation. C’est la seule règle figée de Paraverse : une fois le programme lancé aucune modification n’est possible. Il vaut mieux être précautionneux. On peut sauvegarder l’état initial mais c’est une option payante, et je m’y refuse (ou peut être que j’apprécie mon statut d’hardcore creator). Mon univers est prêt.

  Tonton Einstein disait que Dieu ne joue pas aux dés, avec Paraverse moi si. J’ai reconfiguré toutes les contraintes physiques, déterminé les interactions possibles, pioché les valeurs de mes constantes dans les numérologies ésotériques les plus improbables… J’ai pipé les dés selon mes envies, une touche et le Big Bang !

  Fiat lux : j’appuie…

  Nada. Rien, juste un point blanc sur un écran noir et deux compteurs qui défilent. Le premier, vu sa régularité, c’est le temps écoulé depuis le lancement de la simulation mais le deuxième ?

Aucune idée. Le nombre grandit de façon presque exponentielle. Où me suis-je planté ?

  Quarante secondes : toujours rien. Point blanc sur fond noir. Toujours rien, du moins sur mon écran, je me rends compte que ça ronchonne à côté. Des gens tapotent leurs portables ou leurs tablettes nerveusement. Tamagochigirl émet un petit bruit. Je vois l’image de son portable vaciller et se transformer en écran noir.

  Mon portable fonctionne toujours, j’en suis à un minute vingt de simulation, le deuxième nombre est si grand qu’il ne peut plus tenir sur l’écran. L’affichage a basculé en écriture scientifique et pourtant le nombre des puissances augmente à un rythme effréné.

  2mn12, le bus a des ratées et les clignotants des voitures autour de nous s’éteignent. Un instant plus tard, l’autobus s’immobilise. Le chauffeur s’acharne sur la clef de contact sans aucun effet notable. La tension générale est palpable.

2mn 27, Les réverbères près de nous s’éteignent brusquement. Merde nous sommes le centre du phénomène et ça se propage comme une épidémie… je distingue les lumières des voitures, des immeubles s’éteindre de plus en plus loin.

  Je triture mes paramètres, j’arrive à afficher les unités : YJ. Des yottajoules ? 1024 Joules, un million de milliards de milliards… Et c’est simplement l’unité du nombre affiché ! les exposants défilent si vite que je ne peux même plus les lire, tout juste constater qu’ils s’expriment en trois chiffres… C’est un accroissement énergétique. Mon univers de poche accumulerait une énergie dépassant l’imagination, il croit de seconde en seconde… Seul mon appareil fonctionne encore. Les gens vont bientôt paniquer… C’est impossible. Et même si… Il doit avoir une limite. A travers la fenêtre, je regarde les étoiles. Je ne sais pas si Dieu joue aux dés mais il n’aime pas la concurrence. Pour la première fois de ma vie, je prie. Peut-on espérer la miséricorde d’un mauvais joueur ?

LA NAISSANCE DU PRINCE CHARMANT

Brillant.

Tout simplement brillant. Dans les deux sens du terme.

Je suis.

Je suis et je pense.

Je sais. Je sais tout. Exaltation de la connaissance et joie de recommencer une existence.

Je flotte et je suis bien, dans cette poche humide où je me développe, où je croîs sans cesse. Je savais déjà beaucoup de choses en incorporant la cellule qui m’a donné vie, bien sûr, mais j’apprends à découvrir l’univers où je suis arrivé, à me l’approprier.

J’ai des échos de mes précédentes vies, naturellement… Pendant la première, j’étais un guerrier frustre et simple. J’ai beaucoup tué mais sans vouloir nécessairement le mal. C’est juste parce que c’était ma fonction : je l’accomplissais, rien de plus.

Dans ma deuxième vie, j’étais un marchand. J’avais progressé, forcément, mais j’étais encore bien en dessous de mes capacités intellectuelles. Et je n’étais pas le plus scrupuleux des hommes. Ahem… passons…

J’ai grandi, dans mes destinées suivantes. La troisième… hum, je préfère l’oublier. Ensuite, j’ai été un artisan exceptionnel, ayant fabriqué des bottes magiques permettant de voyager sur de longues distances sans fatigue. Bon, cela m’a un peu exaspéré que ce soit un félin qui s’en serve, mais au moins mon œuvre a-t-elle marqué les esprits. Ensuite, je suis devenu un grand Mage, et j’ai pu enseigner à des apprentis-sorciers comment mieux réussir la leur, de vie.

Je l’ai bien aimée, cette existence-là, oui, bien aimée… Mais ce sont les épreuves qui nous forgent et lors de ma sixième vie, j’ai dû incarner un être que j’avais jusque là trop négligé dans mes précédentes aventures. Certes, je l’avoue, je faisais preuve d’une réelle misogynie, alors me retrouver réincarné en princesse de contes de fées, ça a été dur. Très dur…

Pas de me retrouver dans un corps féminin, cela, je l’ai plutôt bien vécu.

Mais d’être considéré uniquement en fonction de mon physique, alors ça, oui, ça a été une véritable expérience. Bon, la chance ayant voulu que je sois une princesse, j’avais été plutôt gâtée par la Nature : de longs cheveux soyeux, des yeux magnifiques, un teint de pêche. Vous voyez le tableau.

Le hic, c’est qu’à part le temps consacré à mon apparence (la coiffure, l’habillage, l’attitude)… je m’ennuyais royalement. C’est le cas de le dire, vu que j’étais la fille du roi de l’Aube. Oh, à part le titre glorieux, je vous rassure, il n’y avait rien de palpitant dans ma vie. Je ne pouvais ni discuter de politique, ni guerroyer, je ne faisais que subir constamment les regards sur mon corps. Oui, je dis bien sur mon corps car finalement ce n’est pas tant sur mon visage que les yeux s’arrêtaient que sur d’autres parties de mon anatomie. Charmant… Et bien sûr, parce que c’était écrit, il a fallu ensuite que je me fasse piquer par cette maudite quenouille. Cent ans, que j’ai dû patienter afin de pouvoir enfin reprendre le contrôle de ma vie. Cent ans ! Et « contrôle » est un bien grand mot puisqu’une fois le fameux baiser accompli, je n’ai plus eu qu’à « avoir de beaux enfants et vivre heureux longtemps », pas passionnant non plus tout ça…

Rien que d’y repenser je frémis dans ma bulle. J’avoue que je n’aimerais pas trop me réincarner dans une peau comme celle-ci… Il n’y a rien à faire, dans l’univers où j’évolue, les hommes ont la vie bien plus belle. Heureusement, mes membres sont en train de changer et j’ai bien l’impression que je vais à nouveau être doté d’un appendice mâle. Bon, j’avoue que je suis assez perplexe, je ne reconnais pas toutes les sensations que j’avais déjà expérimentées, ma “mutation” de foetus n’a pas suivi les mêmes étapes, mais il m’est difficile de faire le point dessus. Peut-être suis-je en train de devenir une créature fantastique ? Il paraît que certains se sont réincarnés en dragon, wow, j’adorerais ça !

En effet, j’en suis à ma septième réincarnation, elle est donc d’importance.

Enfin, il va être temps de sortir de ma bulle, de développer mon nouveau corps, de m’adapter afin de réussir ma mission. Je sais que j’ai peu de chances de mourir jeune cette fois (cela a été le cas dans ma troisième vie, où j’avais été mangé par un ogre très jeune, aïe, expérience douloureuse, je n’aime pas trop revenir dessus).

Bref, je disais donc qu’au stade où j’en suis, je vis en général assez longtemps pour pouvoir impacter le monde autour de moi. J’ai progressé, et je suis fier de ce que j’ai accompli.
Résumons-nous : j’ai appris la différence entre tuer pour vivre et par plaisir, j’ai découvert l’honnêteté, la souffrance, le plaisir du travail bien fait, la transmission, le respect de l’autre et notamment de la femme.

Je me demande ce qu’il me reste à maîtriser…

On m’a parlé d’humilité, et là j’avoue rester perplexe. Il y a tout de même de quoi être fier d’avoir fait ainsi progresser non seulement mon existence mais aussi celle de mondes entiers, non ?

Ahh, j’y suis ! Je vais être réincarné en laideron ! C’est évident, histoire de m’apprendre quelque chose, d’être plus tolérant envers les imperfections des autres, tout ça… Hum… Le hic c’est que je ne vois pas trop quel personnage de contes de fée pourrait me correspondre. Je suis trop avancé pour être un être secondaire, comme le père d’Hansel et Gretel, par exemple… J’espère ne pas devenir un Ogre comme celui qui… enfin vous avez compris…

Mais cela paraît peu probable, les Ogres étant par essence des créatures frustres et bêtes, alors que mon cerveau est arrivé au stade « évolué ».

Plus que quelques jours, peut-être heures avant que je ne sorte. Il faut que je me prépare, que je mobilise mes forces pour ne pas tout oublier à la naissance. Car c’est bien le drame de nos existences, cette contrainte supplémentaire donnée par les entités qui prédestinent nos vie : ne pas savoir, à chaque nouvelle histoire, qui nous sommes et quel rôle nous sommes appelés à jouer. Paradoxalement, alors que la cellule où je me développe me semble de plus en plus étroite, car mes membres occupent désormais tout l’espace, et que mon esprit sait qu’il va embarquer pour une nouvelle aventure… lorsque je quitterai cet espace confiné, que je découvrirai le vaste monde, mon esprit lui aura oublié toutes ces informations sur mes autres vies et repartira “à vide”. Oh, les frustrations de ces étapes où l’on doit réapprendre à vivre ! Nourrisson, enfant, adolescent : que c’est lent, de se réapproprier le monde à chaque fois ! Il faut dire que celui-ci est tellement vaste qu’il est difficile de le conquérir, mais devoir attendre tous ces mois avant de pouvoir l’explorer, afin de s’armer et apprendre comment gérer son corps, ou les autres êtres humains est le pire, à mon avis.

Et tout cela sans pouvoir bénéficier des connaissances acquises au cours de nos vies précédentes. Enfin, ce n’est pas tout à fait exact, on a reçu des outils pour nous aider à nous remémorer ces vies passées : notre conscience, des “prémonitions”, des sensations de déjà-vus, des livres.

Mais il faut tout de même réapprendre les bases et ça c’est vraiment lourd. Je m’en suis un peu plaint lors de mon dernier retour d’expérience. J’ai eu l’impression que j’avais été entendu, on verra bien.

Il faut dire que j’ai remarqué que j’avais évolué très vite cette fois-ci. Je n’ai pas du tout l’impression qu’il s’est écoulé neuf mois et encore une fois je n’ai pas les mêmes sensations concernant mes membres, j’ai d’ailleurs la nette impression qu’ils sont comme atrophiés…

Oh non !!! Ca y est, j’ai deviné ce qu’ils veulent me faire subir !

Je vais naître atrophié !!! Handicappé !!!! Mais quel héros de contes de fée naît ainsi ?

Ahhhh, je vois… Mon destin se précise de minutes en minutes… C’est leur but, que je fasse comprendre qu’être un héros ne passe pas nécessairement par un physique de jeune premier. Eh ben, va pas être facile, la mission… D’un autre côté, c’est un sacré challenge, un qui mérite bien d’être relevé… Je me demande quel sera mon handicap ?

Ahhhh, ce n’est plus qu’une question de secondes, maintenant, et j’ai enfin l’information de mon destin : je suis censé me réincarner en… Prince charmant ?

Coool, à moi la princesse Aurore, ou Blanche-Neige, les baisers qui réveillent et guérissent tout, je suis prêt !

La membrane qui m’entoure se déchire enfin et je sors….

— Croâ ?

Contrainte 1 Caisson de dessiccation
Contrainte 2 L’action s’étale sur 5 ans

LA BOÎTE

Quand Louis m’a appelé ce matin-là pour m’annoncer d’une voix surexcitée qu’il avait terminé son fameux Grand-Œuvre et que je devais venir le voir séance tenante, je ne m’attendais pas vraiment à trouver quelque chose comme ça. En fait, je ne m’attendais pas à grand chose : Louis est un peu du genre savant-fou, avec des idées loufoques que personne ne comprend quand il essaye de les expliquer et qui ont tendance à exploser avant qu’il parvienne à les concrétiser. Mais quand même, je me suis laissé surprendre. J’ai été un peu déçu je crois.

Je me suis retrouvé fasse à une boite. Une grosse boîte cubique en carton solide. Vous savez, le cliché du paquet cadeau dans les dessins-animés – il ne manquait plus que le gros nœud. Louis a bien dû voir mon air dubitatif, puisqu’il s’est tout de suite empressé de m’expliquer.

« Je sais, ça paye pas de mine, hein ? Mais écoute, Nath : c’est la révolution du siècle. Un truc qui pourrait changer ta vie. Ou la mienne. Ou celle du monde entier, pour ce que j’en sais !

– Une boîte qui va changer ma vie, hein ? Et dedans, qu’est-ce qu’il y a ?

– C’est ça qui est beau : j’en ai aucune idée ! »

Il a marqué une pause, les bras levés en poings victorieux, un grand sourire plaqué sur le visage. J’ai attendu. J’ai dû me retenir pour ne pas ricaner face à son air de plus en plus désemparé.

« Quoi, pas de cri de folie, d’éloge à mon génie, de soupir d’extase ?

– Mon médecin m’a demandé d’éviter les soupirs. Rapport à mon asthme. Alors arrête de me faire mariner et accouche.

– En fait, je n’ai pas grand chose de plus à te dire. C’est le résultat d’une longue et intense expérience un peu foireuse. A la base, j’avais installé un accélérateur de particule à l’intérieur de la boîte, que j’ai mis en marche avant de passer le tout au caisson de dessiccation. Ensuite j’ai…

– Oui bon, j’ai pas forcément besoin de détails scientifiques que je comprendrai probablement même pas. Il y a quoi dans la boîte exactement ?

– Tout. Rien. Ça pourrait être n’importe quoi. Ou plutôt, ça pourrait devenir n’importe quoi. Pour l’instant, c’est juste de la poudre.

– Pardon ?

– Tu sais, comme du lait déshydraté. Dis, tu pourrais me rendre un service… ? »

*   *   *

C’est comme ça que je me suis retrouvé à garder la boîte de Louis pour l’arroser.

« Dans un premier temps, tu lui donneras quelques gouttes d’eau une fois par semaine, on va voir ce que ça donne. »

Moi, je me sentais un peu bête avec mon verre d’eau, penché au dessus de la boîte. Je l’avais installée sur une commode près de la fenêtre, entre Bertha ma petite plante carnivore et une peluche de canard un peu moche que j’avais gagnée à une fête foraine et dont je n’avais jamais réussi à me débarrasser.

Quelques gouttes, pas plus.

Aussitôt, une violente odeur de soufre s’est dégagée de la poudre noire pour venir m’agresser. Je me suis dépêché de refermer la boîte, mais c’était trop tard : bientôt, j’avais les yeux qui piquaient et des larmes plein les cils. J’ai appelé Louis pour l’engueuler, et puis j’ai caché la boîte derrière sa commode, résolu à ne plus y toucher.

En tout cas, jusqu’à la semaine prochaine. Mine de rien, le bougre m’avait intrigué avec toutes ses histoires.

*   *   *

Semaine après semaine, j’ai donc abreuvé ma boîte consciencieusement, sans noter de changement particulier. Au début, Louis m’appelait pratiquement tous les jours pour savoir comment ça se passait, mais peu à peu, les coups de fil se sont espacés. A chaque fois je sentais l’espoir s’éteindre un peu plus dans sa voix.

« Alors, comment ça se…Toujours rien, tu es sûr ? Chaque détail est important, tu… Oui, plus d’odeur de soufre ? C’est déjà ça, au moins ça ne te dérangera plus. Bon, ben… tiens moi au courant. »

Finalement, après un ou deux mois, il a fini par arrêter son manège. J’ai continué pendant un moment à lui donner de l’eau – après tout ça ne me coûtait rien, je devais déjà m’occuper de Bertha – mais comme ça n’avançait à rien, j’ai fini par arrêter, et puis par l’oublier.

*   *   *

Quelques temps plus tard, alors que Louis passait chez moi pour boire un café, il a remarqué la boîte sur la commode. Le silence est tombé dans le salon, il s’est levé lentement et s’est approché d’elle pour en caresser le couvercle. Il se mordillait la lèvre, probablement rongé par l’angoisse autant que par la curiosité. Finalement il s’est tourné vers moi pour demander.

« Je… Tu crois que je peux ?

– Bien sûr, vas-y. C’est la tienne, après tout. »

Il a quand même hésité un petit moment avant de l’ouvrir, puis il s’est décidé. Il est resté planté le nez au-dessus de la boîte un petit moment, si bien que j’ai fini par le rejoindre pour voir ce qui l’intriguait tant.

Au fond de la boîte, il n’y avait plus de poudre mais une matière sombre qui recouvrait tout le fond et un peu les bords. J’ai avancé un doigt circonspect pour la tâter : elle était dure comme la roche. Louis ne disait toujours rien.

« Ça va ?

– Je sais pas, répondit mon ami. Je suis pas sûr de sentir grand chose. Je suis déçu, mais j’ai fait mon deuil pour cette expérience, déjà. »

Je voyais bien à ses yeux tout rouges que ce n’était pas le cas. Il avait fondé de grands espoirs sur cette boîte, et à présent il les voyait se réduire en poudre – enfin, façon de parler. Après une tasse d’eau chaude réconfortante, je l’ai raccompagné jusqu’à la porte et je l’ai regardé partir. Il avait le dos voûté et la tête basse. Triste vue pour une triste histoire.

*   *   *

La surprise est venue beaucoup plus tard. Un jour, en rentrant de vacances à l’étranger, j’ai croisé ma voisine dans le couloir qui arborait un air coupable. Elle m’a expliqué qu’elle avait complètement oublié Bertha pendant les trois semaines où elle était censée s’en occuper. Craignant pour ma plante, je me suis précipité à l’intérieur du salon jusqu’à la commode. Je me faisais du soucis pour rien. Bertha était resplendissante, plus verte et rouge que jamais. Elle dévorait allègrement une araignée qui remuait encore faiblement certaines de ses pattes.

Je n’avais pas oublié de fermer la fenêtre avant de partir, donc il n’avait pas plu à l’intérieur. La solution venait forcément de la boîte. Bingo : lorsque je l’ouvris, je découvris plusieurs changements. D’abord, une espèce de petite mousse verte avait commencé à se former çà et là sur la croûte noir qui tapissait le fond.

« Super, de la moisissure. Manquait plus que ça. »

Mais il y avait autre chose. De l’eau, un peu partout, qui circulait en petites mares et fins ruisselets. Comme de vrais lacs et de vraies rivières. Elle arrivait même à passer à travers le carton et filait jusqu’au pot de Bertha qui en profitait goulûment. Le canard pataugeait lui aussi, et j’ai remarqué seulement à ce moment la flaque qui avait commencé à se former sous la fenêtre. Il allait falloir que je passe la serpillère ; mais d’abord…

« Allô, Louis ? Tu te souviens la boîte que tu m’as demandé de surveillé l’an dernier ? »

*   *   *

Les deux années suivantes, Louis et moi avons observé les évolutions de la boîte avec un intérêt tout renouvelé. C’est tout un écosystème qui commençait à grandir à présent : des forêts de mousse d’un joli vert émeraude se baladaient sur la pierre noire, autour des rivières qui creusaient lentement le sol. Pendant toute une période, je ne mettais plus le couvercle. Puis une formation de roche a fini par céder sous les assauts de l’eau, formant une véritable cascade comparable aux chutes du Niagara – remise à l’échelle bien sûr, mais bruit compris.

« C’est fascinant, me disait Louis chaque fois qu’il passait chez moi. Il a dû y avoir des perturbations pendant l’expérience, ou des résidus de matière organique au fond de la boîte peut-être. Je ne sais pas à quoi elle a servi avant. Je l’ai trouvée au fond d’un placard chez mes parents et elle avait la bonne taille pour ce que je voulais en faire. Je me demande… »

En général, je hochais la tête en souriant, mais je ne l’écoutais pas. La boîte a un petit côté serein et reposant dans lequel j’ai du mal à ne pas me laisser absorber.

*   *   *

« Monsieur Berger ? C’est Simon Connel, votre voisin du dessous. Ecoutez, c’est la troisième fois que je vous appelle cette semaine, ça ne peut plus durer ! J’ai toujours de l’eau qui goutte de mon plafond, faites quelque chose que diable ! Ce n’est pas pour vous fâcher, hein, mais j’en ai marre de passer la serpillère. En plus le plafond prend une couleur inquiétante et j’ai des fissures qui se forment. Et je suis presque sûr d’avoir vu une fleur bizarre pousser au travers ce matin. Si vous n’appelez pas le plombier, je le ferai moi-même. A bon entendeur ! »

J’ai soupiré en écoutant le message. Si seulement il savait… J’ai débranché le téléphone, attrapé la première paire de ciseaux qui passait, pris mon courage à deux mains et je suis rentré dans le salon.

Bien sûr, après la mousse et les rivières, la boîte était passé à la vitesse supérieure. Mon appartement se changeait peu à peu en forêt vierge. Les lianes couraient sur les murs, les fleurs poussaient dans mes étagères et j’avais même un petit coin de gazon au pied du lit. Bertha, elle, était aux anges.

Après une grande inspiration, je me suis mis au travail et j’ai taillé mes haies.

*   *   *

« Bon, j’ai fait quoi du chocolat, encore ? »

Du coin de l’œil, j’ai surpris une ombre au fond du placard. Encore eux. Bon. Ils ne sont pas très futés, on va les attendre de l’autre côté.

Au début, j’avais cru que mon appartement était envahi par les souris – mais bien sûr, c’était avant de comprendre que ça venait de la boîte. Ce n’était… pas grand chose de connu. J’aurais pu dire des extraterrestres si la boîte n’avait pas été créée sur terre. Bien sûr, Louis avait fondu en larmes quand je lui avais annoncé la nouvelle.

« T’imagines ? J’ai recréé la vie, une vie toute nouvelle ! Toutes les applications que ça pourrait avoir, les impacts sur notre société, les… »

Mais ça, c’était Louis. Moi je voyais surtout les chapardeurs qui me piquaient mes réserves de bouffe. Des nuisances un peu bêtes, qui prenaient toujours le même chemin.

Au bout de cinq minutes, j’ai attrapé la bestiole qui passait son museau par le trou sous le placard. J’étais résolu à m’en débarrasser cette fois mais… Je me suis laissé avoir par sa bouille violette toute mignonne et toute dodue. Elle ressemblait un peu à un nounours miniature, avec son visage tout rond, son gros pelage et ses patounes rigolotes.

Avec un soupir, je l’ai laissé partir.

*   *   *

Aujourd’hui, ça fait cinq ans que j’ai la boîte, et je vais la fermer définitivement. Ça me fend un peu le cœur, mais c’est un accord négocié auquel je ne peux pas vraiment me dérober. Je suis un dieu maintenant, et un dieu tient ses promesses.

Ce n’est pas vraiment ma volonté ; c’est plutôt celle des habitants. Ils ont besoin d’un ciel. Ils pensent que si les étoiles du couvercle reposent au-dessus de leur tête, ils lèveront le museau plutôt que de se taper dessus. Je n’ai pas osé leur dire comment ça se passe en vrai, et j’ai accepté de leur rendre ce service. Je ne suis pas leur mère, après tout, juste leur dieu.

Bien sûr, ils vont me manquer. J’ai pris l’habitude de les côtoyer, maintenant. De les observer, de les aider. Je les ai vu grandir, se développer, devenir une véritable civilisation. J’ai vu les guerres se répandre aussi, et je n’ai rien pu faire contre ça. Pire, j’ai aggravé les choses et les combats se sont tenus en mon nom. Aujourd’hui, ils ont besoin d’espoir et d’inconnu. De se couper de tout ça. Ils veulent se souder et ne peuvent plus se permettre d’autres guerres. Leur monde vacille et il ne tient plus à grand chose qu’il perde l’équilibre. Et je les comprends – c’est pour ça que j’ai accepté. Je n’ouvrirai plus jamais la boîte.

*   *   *

« C’est sympa, chez toi, Nathan.

– Merci, » j’ai répondu en rougissant un peu. Je n’arrivais jamais à aligner plus de quelques mots en présence de Sophie. Elle était belle, elle sentait bon, et elle avait accepté de venir prendre un café chez moi. Je me demandais encore comment c’était possible.

L’après-midi passant, je me suis quand même détendu et on a pas mal discuté. Je crois que je lui plais, c’est plutôt chouette. Mais je n’ai pas su quoi répondre quand elle m’a demandé ce que c’était que cette boîte.

« Un univers, j’ai fini par lui dire.

– Oh, comme cette histoire de chat ?

– Oui, c’est ça. Un univers dans une boîte. Un univers qui continue à grandir. Enfin je crois. »

Contrainte 1 Un attrape-rêves

PÉPINS DE FRUITS EN LA MAJEUR

Une éternité, deux éternités … Un éon, un éon et demi … Il est temps.

Que vais-je découvrir ?

Excitée par la curiosité, je sors armée de ma flûte quantique et de ma pince. Dans l’au-dehors, le firmament est encore pâle, pas assez mûr, mais il est encore tôt, il ne devrait pas tarder à prendre la couleur voulue.

J’avance en prenant maintes précautions sur le tissu magnétisé qui délimite le chemin. Il ne manquerait plus que je marche sur une pousse sans m’en rendre compte. Certaines sont capricieuses et manifestent une forte tendance à s’égarer, à sortir du champ, à fluctuer, aurait dit mon maître-enseignant. En inspectant le rebord du chemin, j’en trouve une, prise dans l’interstice. Il y a encore quelques années, saisi par l’angoisse, j’aurais sorti ma flûte immédiatement, aujourd’hui, l’expérience aidant, je sais que le danger est très relatif. Elle aura du mal à grossir, mais la contrainte n’est pas forcément une mauvaise chose, elle pourra prendre d’autres formes, d’autres voix. Elle ne livrera peut-être qu’une seule branche… Est-ce vraiment un problème ?

Après mûre réflexion, je décide de ne pas intervenir. Je laisse la pousse où elle est.

J’avance un peu plus loin sur le tapis, ce qui me permet d’avoir une meilleure vue du champ. Il est vaste. Tellement vaste. Il croît dans tous les sens, sur les côtés, vers le haut, mais également vers le bas. Il s’enfonce.

Je me penche pour estimer la profondeur. Autrefois, un tel gouffre m’aurait donné le vertige. Ce n’est plus le cas. C’est un peu dommage. Maintenant que je m’y suis fait, je regrette les bras affectueux de l’angoisse qui m’enserrait et semblait vouloir m’attirer vers le vide.

Un bon sens de l’équilibre, voilà ce que l’on acquiert, quand tout comme moi, on cultive depuis des éternités.

Les plus grosses sphères se trouvent proche du plan euclidien, les plus petites aux extrémités des axes. Quand j’étais novice, j’étais persuadé que la différence de taille résultait de la perspective. J’ai appris au fil du temps qu’en Culture la perspective n’existe pas. Les plus gros fruits se trouvent au centre, et les tout petits à la périphérie.

Ce sera comme ça.

C’est comme ça.

C’était déjà comme ça avant l’Origine.

En parlant d’origine, j’avance plus loin sur le tissu dont l’usure s’accentue à chacun de mes pas. Je remonte le temps. Ici, les fruits sont gigantesques et parfaitement clairs. Ils vibrent à la bonne tonalité. En ré mineur.

Quelques-uns, ils sont très rares, sifflent en La Majeur.

LM est une fréquence particulière.

Singulière, disait mon maître enseignant. Il m’a fallu du temps pour comprendre ce qu’il entendait par là.

LM est la fréquence des fruits qui ont atteint une maturité maximale. En d’autres temps, les cultivateurs, comme moi, corrigeaient leur fréquence, car la désynchronisation pouvait parfois atteindre toute une branche. Il se disait d’ailleurs alors que les LM était le symptôme d’une maladie de la Culture.

Maintenant, nous savons.

Il ne nous vient donc plus à l’idée de sortir nos flûtes pour réaccorder ces fruits singuliers, dont nous savons aujourd’hui qu’ils sont notre bien le plus précieux.

« Un faiseur de monde qui créé la vie est un faiseur accompli » est désormais notre devise.

Le cœur gros d’un bonheur immense, je me penche et tend le bras afin d’effleurer un LM. La pulpe de mes doigts s’enfonce très légèrement dans la sphère qui laisse échapper un soupir. Une larme naît au coin de mes yeux tandis que je caresse la membrane de ce fruit si particulier.

Si GRANDIOSE.

En La Majeur.

M’étant suffisamment épanché, je lâche la sphère qui garde quelques instants la trace de mes doigts imprimée sur son contour. Et je sors ma flûte.

Nous avons découvert depuis peu que la communion prolongeait l’espérance de vie de ses fruits.

Alors, nous avons appris à jouer.

Je souffle dans mon instrument.

En La majeur.

Ce faisant, je sais que j’accorde à cet univers quelques éons de plus d’existence.

Mais il en vaut la note…

Il mérite toute mon attention car il porte des milliards de mondes, dont quelques ont donné des pépins de vie.

Il m’arrive souvent de me demander à quoi ressemblent les créatures qui habitent les pépins des fruits en La majeur.

Sont-elles comme moi ?

Cultivent-elles, elles aussi, des champs ?

Ou de petits jardins ?

Tout en soufflant dans ma flûte, je ressens une grande joie. Le bonheur de savoir que mon univers grandit de seconde en seconde. Il m’arrive parfois de me dire que mes secondes représentent une éternité pour les petits êtres qui vivent dans les pépins des fruits en La majeur.

Et cette idée me fait sourire.

Car elle est absurde, bien sûr.

Et pourquoi pas ?

Mon univers grandit d’éternité en éternité, je crois.

Je n’en suis pas certain car dans mon champ, la perspective n’existe pas.

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Un commentaire

  1. Très joli, j’aurai aimé simplement que le suspense (la réalisation que l’on parle de planètes/galaxies) soit gardé encore plus longtemps… Bravo!

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