Votes pour le match d’écriture des Imaginales 2015 : « J’ai avalé un trou ! »

« J’AI AVALÉ UN TROU ! »

Voici le premier thème tiré au hasard par une des 3 équipes pour le match d’écriture des Imaginales 2015 (amateurs conter pros).

Pas moins de 6 textes à lire sur ce thème pour le moins étonnant. Évidemment les textes ont été anonymisés, et sont actuellement dans les mains du jury.

A vous de vous exprimer et dire ce que vous pensez. Saurez-vous reconnaître qui a écrit quoi ? Le module de vote se trouve tout à la fin. N’oubliez pas qu’il faut juger aussi si le thème et les contraintes ont bien été respectés par l’auteur. Sinon tout le monde viendrait avec un texte tout préparé 😉

Bon vote ! Et n’oubliez pas, on ne vote qu’une fois 🙂

  • Un bon présage
  • Ma dernière bataille
  • A la noix
  • Les nouveaux anciens
  • Source et soif, jungle et désert
  • La vérité sort toujours de la bouche des enfants

UN BON PRESAGE

Argaïl n’aurait pas imaginé que ce jeune garçon courait aussi vite. Court sur pattes, un peu gras, il avait l’air d’une proie facile, mais rien à faire, le gamin parvenait à le distancer au milieu des hautes herbes. Il fallait pourtant bien qu’il le rattrape, en espérant qu’il s’essouffle vite. Par chance, il partait du mauvais côté de la prairie. Le camping était dans l’autre sens.

       La faim tiraillait son ventre d’une façon abominable. Son dernier repas ne datait que de la veille, pourtant. Plus le temps passait, pire c’était. Il avait envie de hurler la douleur qui montait de ses entrailles, mais se retenait, préférant juste grimacer et serrer les poings. Aussi vite qu’il le pouvait, il courait, pieds nus sur la terre. Le gamin portait un T-shirt rouge, le rendant aussi visible que le nez au milieu du visage. De temps à autres, ses épaules disparaissaient dans les herbes, quand il tombait. Pourtant, l’instant d’après, il réapparaissait et reprenait sa fuite en avant. Encore quelques centaines de mètres et il serait au milieu des arbres, de leurs racines. Il aurait forcément la trouille. Alors, il serait pris de panique, ferait n’importe quoi, perdrait un temps fou à se demander où il pouvait se cacher. Il l’aurait !

       Depuis quelques semaines, Argaïl avait développé ce don étrange de sentir à plein nez la chair humaine. Naguère, il connaissait cette sensation devant un bon steak bien cuit, ou devant un bon rôti. Aujourd’hui, c’était la chair humaine qui l’attirait de cette manière.

       Un élancement dans le bas de son ventre le fit trébucher et tomber à genoux. Il écarta les pans de sa chemisette, réduite a des haillons couverts de terre et de sang. La peau de son ventre se tendait vers l’intérieur, comme si ses organes cherchaient à l’avaler. Il pinça sa chair, cherchant à la ramener vers lui. Rien à faire.

       Il se releva, tant bien que mal. Une grosse goutte de sueur se détacha de ses sourcils et coula le long de sa joue. Le gamin était loin, simple tâche rouge à la lisière de la forêt. Son fumet appétissant, un peu gras, s’éloignait de ses narines. Non, cette fois, il n’y parviendrait pas.

       Il poussa un juron et se laissa retomber à genoux. La partie de chasse était terminée, au moins pour le moment. Il s’assit et regarda devant lui les longues et fines tiges verdâtres qui lui masquaient la vue. Une grimace de dégoût se peignit sur son visage, rien qu’à l’idée du goût filandreux de ces herbes. Avait-il seulement le choix ?

       Sa main tremblante s’avança vers les végétaux. Il en saisit une pleine poignée et les toisa avec dédain. Il aurait donné cher pour capturer ce gros gamin, bon sang ! Il imaginait déjà la tendreté de sa chair entre ses dents, le goût frais de sa viande. Il ferma les yeux, cherchant en lui la force de tirer sur ces herbes et de les avaler, une fois encore. Un élancement puissant dans ses intestins lui arracha un cri de douleur étouffé. Il n’avait encore jamais eu aussi faim ! Sa poigne se desserra, Argaïl ne put s’empêcher de porter les deux mains à son ventre, plié en deux.

       Il lui semblait que des trombes de sueur dégoulinaient de lui, maintenant, comme si son corps se vidait de tout liquide par les pores de sa peau. Son équilibre devint précaire, il se sentait partir en arrière. Quand il rouvrit les yeux, les herbes dansaient autour de lui, comme un rideau qui le dépasserait d’une ou deux têtes. Le soleil n’était qu’un grand flou lumineux, brûlant. Ses membres lui semblèrent lourds.

       Une dernière image lui apparut : Brenia et son sublime visage fin, ses lèvres roses. Son regard vert, intense et captivant comme celui d’un grand fauve. « Enfoirée » gémit-il avant de s’effondrer au sol.

 ***

       Il ne dormait pas, mais n’était plus dans les herbes. Ses pensées à demi-conscientes ramenaient Argaïl au mois de juin, au tout début de la saison. Il avait réussi par chance à trouver ce boulot dans le grand camping qui bordait la forêt, parce qu’un étudiant avait décidé de ne pas se présenter au premier jour de travail. Les campings, les hôtels et autres clubs de vacances n’aimaient pas embaucher des gens de plus de trente ans comme lui, ça ne donnait pas une image jeune et dynamique. Rien de tel que de belles jeunes filles d’une vingtaine d’années, à la silhouette fine et élancée pour attirer les touristes masculins. Ou de beaux jeunes gens un peu musclés pour ces dames. Pourtant, dans sa jeunesse, il avait bossé au Club Méd plusieurs saisons de suite.

       Oui, un beau CV. Mais il avait trente-huit ans, les traits fatigués et la musculature absente, faute de l’avoir entretenue. Dans sa grande cabane au bout du camp, il rangeait le matériel de loisir et de sonorisation après les animations. C’est là que Brenia était venue le trouver. Une belle touriste, d’origine irlandaise, disait-elle. Il n’y croyait pas, elle n’avait aucun accent. Mais qu’importait, elle était tellement sublime ! Peut-être était-ce le prénom d’Argaïl qui l’avait incitée à mentir à ce sujet.

       Un dimanche soir, elle avait attendu qu’il finisse de ranger et de boucler son local pour venir lui proposer une ballade en forêt. Il était fatigué, mais n’aurait refusé pour rien au monde. Elle lui avait pris la main, avait parlé de ses vacances à la mer, de la façon dont elle s’en était lassée, pour la faire venir ici, dans les Vosges. Brenia affirmait être venue seule, Argaïl la croyait à ce sujet. Il ne l’avait vue parler qu’aux animateurs.

       Après une bonne demi-heure de marche, ils étaient arrivés au pied d’une cascade grondante et fraîche. Elle s’était assise sur une roche plate, le dévorant des yeux. Il l’avait rejointe, incapable de prononcer un mot. Son regard vert d’une intensité fauve l’avait aimanté à elle.

       — Avant qu’on aille plus loin, on va goûter une petite gourmandise de chez moi, avait-elle dit.

       — J’adore les gourmandises, avait-il répondu, se sentant plutôt bête avec cette réponse creuse.

       Pourtant, elle avait souri et sorti de son sac en toile un petit sachet en plastique blanc. À la lueur de la lune, ça ressemblait à des haricots rouges, peut-être un peu plus gros. Ça sentait la viande fumée, les herbes de Provence. Tout ce qu’il aimait.

       — Ce sont des Bloons, avait-elle dit.

       — C’est fait à base de quoi ?

       — Secret de famille.

       Elle en avait porté un à sa bouche, lentement et l’avait à peine mastiqué avant de l’avaler. Encore son regard, magnétique, profond comme un trou sans fin. Brenia avait pris la main d’Argaïl et l’avait posée dans le sac. Elle en avait pioché un et l’avait porté devant ses yeux.

       Cela ressemblait vraiment à de la viande séchée, une couleur un peu marron, un fumet digne d’un barbecue. Celui qu’il avait pioché avait un petit trou en plein milieu. Un trou complètement noir qui attirait étrangement son regard.

       — C’est un bon présage, dit-elle comme si elle lisait dans ses pensées.

       — Ah bon ?

       — Oui, ça veut dire que tu auras une vie remplie de bonnes choses et de bonne chair.

       — J’adore la bonne viande !

       Il avait souri en avalant son bloon. Puis, Brenia l’avait attirée à lui, et avant qu’il puisse goûter ses lèvres, ça avait commencé. Comme s’il n’avait pas mangé depuis des jours, ou des semaines, une sensation de famine l’avait dévoré. Il avait hurlé, tapé des poings sur la roche à s’en faire saigner. Il avait faillit glisser dans l’eau de la cascade mais s’était retenu sans même savoir comment. Tout ce qui l’entourait n’était que terre, roche et végétal. Dans son esprit, il voyait de la viande, un bon filet de rumsteck avec de la sauce au poivre. Une cuisse de poulet rôtie avec des herbes. Il pouvait en sentir le fumet jusque dans ses narines.

       Cela n’avait duré que quelques minutes, les pires de sa vie. Quand la sensation effroyable avait disparu, Brenia n’était plus là.

***

       Il rouvrit les yeux et sursauta. Le soleil frappait sur son corps desséché. Il n’avait plus que la peau sur les os, maintenant. La sensation de faim avait disparue et le sourire qu’il afficha fut le plus radieux de sa vie. Bon sang, comme il se sentait bien ! Mieux encore qu’après avoir mangé cette jeune fille boulotte, de loin le meilleur repas qu’il ait jamais fait.

       Des pas foulaient les herbes, ça venait vers lui. Pris de frayeur, il voulut se remettre sur ses pieds pour se lever et voir. Il était recherché, maintenant. Ses jambes refusèrent de bouger, le laissant assis par terre. Le bruissement devenait plus fort, il ne pouvait que regarder les herbes, attendant que quelqu’un le découvre. Il n’espérait même plus ne pas être découvert. Maintenant que sa faim obsédante le laissait tranquille, sa conscience le frappait plus durement encore. Non, il ne pouvait pas se contenter de manger des aliments normaux. Il voulait de la chair humaine, rien d’autre. Quand il devait manger, tout lui était égal. À présent, il repensait aux cris suraigus de la gamine. Il voyait son sang couler sur la terre humide alors qu’il essayait de lui trancher la gorge. Elle excitait tellement son appétit qu’il en tremblait. Il avait dû s’y reprendre à trois fois avant de la tuer. Quel âge pouvait-elle bien avoir ? Huit ans ? Dix tout au plus.

       Le regard qui se posa sur lui ranima sa rage. Ces yeux verts fauves, il ne connaissait qu’eux.

       — Tu as bien mangé, Argaïl ? demanda Brenia d’une voix aussi douce que calme.

       Lorsqu’il voulut répondre, seul un râle étouffé sortit de sa gorge. Il pensait toutes les insanités du monde, il voulait de toutes ses forces lui faucher les jambes, la massacrer. Et la dévorer à son tour, même si elle ne lui semblait pas tellement appétissante.

       — Tu as envie que tout ça s’arrête, maintenant. Oui, il paraît que ce n’est pas très drôle. Mais bon, il faut ce qu’il faut.

       Elle semblait grandir de seconde en seconde, ainsi que les herbes qui l’entouraient. Il ne sentait plus rien, ni la chaleur du soleil ni la légère brise qui agitait les herbes. Seule sa vue demeurait intacte, lui infligeant le spectacle de cette femme de plus en plus grande. Haute comme un immeuble de six… Non dix étages ! Les herbes étaient des arbres, leurs tiges épaisses comme les troncs des pins.

       Brenia se pencha, il crut qu’elle allait s’écrouler sur lui, l’écraser sous sa masse. Sa main se tendit vers lui et soudain, elle le souleva. Malgré toute sa fureur, il ne pouvait rien faire. Comment faisait-elle ça ? Et surtout, pourquoi ?

       Elle le lâcha, sa chute sembla durer des minutes entières. D’épaisses parois opaques l’entourèrent, puis se rapprochèrent de lui. La pénombre s’abattit sur lui et Argaïl roula sur le flanc. Devant lui, allongée par terre dans la position du fœtus se tenait la fillette. Elle dormait, tout simplement.

***

       Pour la première fois depuis une éternité, les ténèbres se dissipent, une clarté pâle s’abat sur lui. L’énorme doigt de Brenia le frôle, et se pose sur la fillette. Elle décolle du sol, et se dirige tout droit dans la bouche ouverte de sa geôlière. « Non, pas elle ! » Voudrait-il hurler. Comme toujours, il ne peut ni parler, ni se mouvoir.

       Il ne voit pas arriver la main plus large et épaisse qui s’empare de lui. Argaïl décolle de terre à une vitesse fulgurante, sa vue se brouille. Soudain, deux gigantesques yeux le regardant, droit dans les siens. Le visage qui se dévoile à lui est celui d’un homme. Sa barbe brune mange son visage, ses rides creusent des sillons profonds dans son front. Il est intrigué par ce qu’il voit.

       — C’est un bon présage, lui dit Brenia.

Contrainte 1 Un ancien soldat

MA DERNIÈRE BATAILLE

Je m’appelle Valerian, et voilà maintenant 3 jours que je suis perdu dans l’espace, et que je dérive vers ce foutu trou noir qui se rapproche de plus en plus.

J’enregistre ce message comme on jette une bouteille à la mer, espérant que quelqu’un trouvera cette retranscription témoignant que moi, Valerian, sergent-chef de la 9ème division de l’armée interplanétaire de l’alliance du Rheoragan, j’ai existé et que jusqu’au bout je me serais battu…

Depuis la sixième guerre intersidérale opposant le système solaire terrien et la constellation d’Andromède, j’ai déserté et me suis enfui au bord du dernier vaisseau de mon régiment, abandonnant les soldats qui composaient mon escadron, et il ne se passe pas une nuit sans que je revive en rêve les événements de la dernière bataille de PX463, les humanoïdes aux membres sectionnés, saignants et hurlants dans les décombres, les robots errant sans fin, des étincelles sortant de leurs orbites arrachées, partout des cadavres, des armes abandonnées et dans l’air comme des relents de la récente violence qui aura emportée en quelques heures seulement des milliers d’existences…

Et je me revois, luttant comme un forcené, prenant les unes après les autres ces vies, ces existences, participant aveuglément au grand carnage de cette guerre absurde.

J’ai fui pour tenter d’oublier, traversé plusieurs galaxies, vivant parfois de rapines et parfois de contrats de mercenaires proposés par des gouvernements ou des groupes armés. J’avais choisi de rejoindre la lointaine planète d’origine de mes grands-parents, Iraméda, mais on dirait que le destin en a voulu autrement.

Iraméda, la patrie de mes ancêtres, comme un dernier hommage à ceux de qui je tiens mon pouvoir de cannibale énergétique…

Je suis en effet le dernier de ma lignée, le dernier de tous les mondes à posséder le pouvoir d’absorber les énergies vitales de mes ennemis, un pouvoir aussi rare que convoité.

Je voudrais avoir plus de temps pour vous raconter toutes les batailles que j’ai menées, avalant sans relâche les énergies de toutes les espèces humanoïdes et hybrides croisées sur ma route, et de robots de plus en plus grands, comme un drogué, grisé par ces énergies de plus en plus concentrées…

Prêt à me battre jusqu’à la mort, aspirant toute énergie de mes ennemis sans en laisser la moindre trace, comme un vampire aspirant le sang de ses victimes sans en laisser la moindre goutte, jusqu’à ce que la tête m’en tourne parfois…

Mais mon vaisseau tombe en ruines et n’a plus la possibilité de dépasser la vitesse intersidérale, je suis donc condamné à errer sans fin au milieu de nulle part, et je dois avouer, que depuis que mon radar de positionnement m’a lâché, je n’ai plus aucune idée d’où je suis dans ce foutu univers !

Jusqu’à ce que je sois pris dans l’orbite de ce trou noir stellaire, grand comme dix fois le soleil des terriens, dans lequel je vois depuis trois jours s’engouffrer et se désagréger tous les déchets cosmiques et fragments d’astéroïdes, comme une immense poubelle géante qui recyclerait la pollution de l’univers.

Sans possibilité de me déplacer ni de communiquer, il me semble bien que ce foutu trou noir sera ma dernière bataille!

Alors j’ai décidé que ce serait une bataille à la hauteur de ma vie, grandiose jusque la fin, une apothéose finale en forme de feu d’artifice, une explosion au moins aussi forte que le big-bang, rien de moins pour le dernier descendant de la lignée des cannibales énergétiques…

Contrainte 1 Un bécotier

A LA NOIX

Une croisière, j’en avais désespérément besoin. La lassitude des jours ouvrés, des jours ouvrables, des weekends enfermés à se reposer pour s’enchaîner à nouveau au travail. Alors, un jour, je décide de prendre des vacances bien méritées. Un paquebot aux allures de galion chromé m’emmène vers un bonheur total, dans l’archipel des Islas Enamoradas, avec une promesse de sable blanc, d’eaux turquoises et de farniente à l’ombre des arbres tropicaux.

En arrivant, un individu appartenant probablement au personnel de l’hôtel me fait le tour de l’ilot de paradis : petites maisons individuelles au bord d’une petite étendue de sable, petit volcan surmonté d’un petit lac de caldeira, mais, m’assure-t-il, je vivrai de grandes vacances. Belles et grandes, au pied des bécotiers, des palmants et des palmantes. Mais, précise-t-il, il y a des précautions à prendre : la faune est fragile et quant à la flore, rien n’est comestible, à moins de savoir comment le préparer. Et comme le stage de cuisine n’arrive que tard dans ma trêve tropicale, on me conseille de ne pas essayer. Le guide s’essuie le front et met sa main en visière, comme s’il peinait à discerner mon approbation. Je hoche la tête et hausse les épaules : bien entendu, je n’aurais touché à rien. Et puis, manger tout et n’importe quoi quand je peux commander les plats ou les cocktails locaux ? (En fait, je m’excuse pour la forme : je m’en contrefous. Je suis en vacances.) Le type repart, une ride soucieuse toujours sur le front. J’imagine les touristes un peu bêbêtes pécher des poissons pour se faire un barbecue s’en mordre les dents, et avoir des crampes d’estomac a posteriori.

Je fais rapidement le tour de mon logement, qui me semble tout confort. Ni une ni deux, je me change en short de bain, me tartine de crème solaire, dégaine la serviette de plage et sors derechef.

Le sable fin s’immisce dans mes pieds comme un délice coulant et chaud alors que j’arpente le chemin vers la plage de la crique principale. Mes pieds dansent comme des doigts de violoneux enragés tellement je suis heureux. Je pourrais passer ma vie ici. Je crois. Alors que j’arrive à la plage, on me hèle : des vacanciers, au moins aussi ravis que moi, jouent au volley-ball en nombre impair. C’est avec plaisir que je me joins au jeu. Il faut bien savoir se prêter à la sociabilité. Si ça se trouve, dans la vraie vie, ces gens sont des clients, des entrepreneurs, ou des nantis. Mais tout ça ne compte plus sur le saint Archipel des vacanciers. Ici, c’est communisme du bonheur pour tout le monde, et rien d’autre ne compte.

« Vous êtes là depuis longtemps ? me demande une jolie brune.

— Absolument pas. Et vous ?

— Oh, nous, ça fait deux semaines ! Et c’est bien la première fois que nous manquions d’un partenaire.

— Et vous vous plaisez ? Il y a des choses à ne pas manquer ? »

Elle me toise et secoue la tête, ce qui envoie ses cheveux se promener autour de son visage. Impossible de sonder son regard à cause des lunettes de soleil. Son corps est couvert de grain de beauté, et j’ai l’impression de discerner une constellation différente à chaque fois que mes yeux s’arrêtent sur sa peau. Cassiopée sur l’épaule droite, le scorpion sur le côté, le Cygne dans son envol mou sur son tibia. Elle s’esclaffe :

« Vous plaisantez. Ici, il faut tout voir, tout faire ! C’est l’endroit le plus magique qu’il m’ait été donné de voir. D’ailleurs, en parlant de magie, pensez bien à aller voir les sorciers juju. »

Quand même. Ça, c’est de l’éloge que l’on n’entend pas souvent, quand on est un Parisien blasé. Chez moi, l’art n’est pas passionnant mais intéressant, la vie n’est pas trépidante : elle file à l’allure des rames de métro. Et ça manque sérieusement de glamour.

« Il faut croire que les publicités ne mentent pas, pour une fois !

— Oui, pour une fois ! Et ça fait du bien ! »

Après deux matches endiablés, nous nous plongeons avec délice dans l’eau, qui sale notre peau avec sa fraîcheur si caractéristique. Les poissons viennent à nous et nous saluent en banc avant de repartir.

Nager me fatigue, mais de bonne fatigue. Je sens une vague lente descendre sur moi, avec un envie de sieste pugnace qui me pèse sur les paupières. Un peu comme quand on a trop mangé au repas de midi et que le travail du bureau vous écrase. Je salue mes compères et vais me mettre hors de portée des éclats de voix. Cinq minutes de marche plus tard, je trouve une bande de sable tranquille. Des arbres secouent leurs palmes au petit bonheur la chance, un peu comme si la brise n’avait pas pris de décision. Je fais claquer ma serviette pour la débarrasser de tout grain de sable importun et l’installe à l’ombre d’un petit arbre – un bécotier, je crois, à en juger par les noix qui pendent près du tronc.

Le sommeil s’empare de moi et je sombre dans l’obscurité avec délice. Je ne m’endors pas complètement : le doux froissement du ressac, le bruissement des palmes et le craquement lent du bois restent à la surface de ma conscience, avec d’autres sensations : cette odeur de sable salé, les gouttelettes d’eau qui sèchent sur ma peau tout juste ensoleillée, la caresse moelleuse de la serviette. Rien que cela. Voilà ce qu’est mon monde. Ma perception n’est sensible qu’à ce bonheur minimaliste, petite merveille de confort.

Lorsque j’émerge, je m’aperçois qu’une noix est tombée de l’arbre et a roulé non loin de moi. Ça aurait pu tomber sur moi – ça aurait dû, d’ailleurs, mais ici, tout est tellement parfait… La noix de bécot ressemble à sa grande sœur la noix de coco, mais seulement, le fruit est fendu et étiré comme un sourire. Cela fera un joli souvenir, voire un bon presse-livres. Peut-être pour faire saliver les collègues du bureau, et pour me rappeler de ce temps heureux lorsqu’il faut faire des heures sup’. Je l’enveloppe dans ma serviette et pars écouter les toucans chanter dans la jungle.

Rentré au bungalow après ma mini randonnée, je me trouve une flemme grosse comme ça : marcher dix minutes de plus pour aller commander de la nourriture me semble un effort herculéen. Alors je me dis que la noix de bécot pourra faire l’affaire. Après tout, il y a le jus, et la pulpe est consistante. Cela me nourrira jusqu’à ce soir, où je retrouverai certainement mes joueurs de volley.

Comme je n’ai pas de marteau et de tournevis, j’improvise. Un caillou comme maillet et un couteau comme coin, je perce dans le trou le plus mou. Et je porte mes lèvres au fruit avant de l’incliner.

Rien ne tombe. Pourtant, le fruit est frais, j’en suis certain.

J’aspire, mais aucun liquide ne jaillit. Quoique. Sur ma langue, un goût fruité apparaît. Dans mon estomac, en revanche, c’est toujours le vide intersidéral. Je me sens floué comme par une promesse non tenue. C’est la première fois de la journée, et j’en conçois une grande frustration.

Et puis une lente chaleur émerge de mon ventre. Comme si, en fait de boire du néant, j’avais avalé un petit soleil doux. C’est agréable, mais frustrant. J’aurais dû prendre plusieurs noix ! Là, j’en voudrais cinq, dix, cent. Peut-être pas cent.

Et puis je me souviens des recommandations du guide. Malheur. Est-ce que je vais attraper une intoxication ? Me rouler au sol en me tordant de douleur ? Je préfère ne pas trop y penser. Je pose la noix de bécot sur ma table de nuit avant de me diriger vers la plage. Peut-être qu’un passage au bain me changera les idées. Ce n’est pas le cas : l’eau n’a pas la même saveur, et le bonheur a perdu sa saveur. Plus rien ne compte que ces satanées noix de bécot. Et puis je repense à la brune à la peau comme une carte du ciel.

Je décide d’aller voir le sorcier juju. Mais comme je ne sais pas où il réside, je vais devoir me frotter au guide, qui attend, je le suppose, près de son guéridon d’accueil. C’est le cas, et il sirote un verre à l’odeur de banananas. Sucré, acide, doux et piquant à la fois. Il faudra que je goûte, une fois que je me serai débarrassé de cette obsession pour la noix de bécot !

« De quoi avez-vous besoin ? demande-t-il.

— Oh, j’aimerais rendre visite au sorcier juju. On m’en a dit le plus grand bien.

— Montez dans la vieille ville, par la rue de la mairie. Une fois que vous aurez dépassé la maison bariolée, prenez la petite sente sur votre gauche.

— C’est tout ?

— Oui. Qu’est-ce que vous voulez que je dise de plus ? »

Je me rends compte que ce paradis, c’est son calvaire à lui. Peut-être que ça le dépayserait de voir mon smog et ma grisaille parisienne. Je coupe court à la conversation et pars d’un pas pressé, en essayant de ne pas courir. Il ne faudrait pas que le guide se doute de quelque chose ; j’ai tout de même désobéi à ses ordres les plus stricts…

La maison bariolée est couverte de graffitis plus fluos les uns que les autres. Pas trop de souci de ce côté-là : des visages stylisés m’observent, s’invectivent, se dissolvent dans les signatures, et le sentier décrit m’apparaît. Enfin. Je me mets à trottiner le long du chemin, pousse quelques lianes un peu encombrantes, manque trébucher une paire de fois, maudis mes tongues qui veulent s’en aller comme la sandale d’Eurydice dans sa fuite des Enfers. Et puis j’arrive devant la maison du sorcier juju, faite de pierre, dans un style très colonial.

Je me rue dans la maison.

Il y fait très noir. J’ôte mes lunettes de soleil.

Il y fait un peu moins noir. Mais pas beaucoup.

Le sorcier est là, debout. Je ne peux que deviner sa silhouette empreinte de superbe. Seuls ses yeux et son sourire étincellent dans la pénombre, amandes mystérieuses. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il est difficile de douter de sa profession.

« Vous, prononce-t-il lentement d’une voix rauque. Vous, vous avez abusé de noix de bécot.

— Comment savez-vous ? Ça se voit tant que ça ? »

Il part d’un rire doux qui veut tout dire. Il a dû en voir passer, des touristes un peu cons et tout penauds. Et mangés par une boule de chaleur dans le ventre.

« Racontez-moi tout votre séjour.

— Mais…

— Et dans le détail, ordonne-t-il. »

Le corps tiraillé par tout un tas de sensations contradictoires, je m’exécute. Les yeux disparaissent – paupières closes – mais le sourire reste. Et le sorcier juju hoche la tête à chaque péripétie de ma petite aventure sur cette île.

« C’est grave ? me sens-je obligé de lui demander une fois que j’ai fini.

— Pas vraiment. Vous pouvez partir.

— Mais…

— Pour vous soigner ? Attisez le petit soleil en vous, ou vivez avec oubliez-le.

— Je ne comprends pas…

— Vivez vos vacances, un peu ! Ce n’est pas le bout du monde, une petite intox aux bécots. C’est l’aventure. Vous êtes ici pour avoir une vie un peu hors du commun, non ? Allez retrouver la fille étoilée, mangez un morceau ensemble, dansez un peu, faites-vous un volley. Ou un petit bain de minuit ? »

Je ressors de la hutte avec la vague impression de m’être fait rouler. Et puis, au fond, pourquoi pas casser la routine ? Oublier ce qui est sage ?

Maintenant, la seule question qui me reste, c’est de savoir si ses grains de beauté brillent la nuit.

Contrainte 1 A la mort de l’empereur
Contrainte 2 Une brume vengeresse

LES NOUVEAUX ANCIENS

Les yeux fixés sur l’animal qui se cramponnait au mur, je tirai le plus discrètement possible mon arme de son fourreau. Je connaissais la bestiole : je savais que dès le moment où elle aurait repéré ma présence, je n’aurais aucune chance. Déjà, le corps de la bête semblait de plus en plus translucide. Le châtoiement de son pelage laissait entrevoir une béance donnant sur la haute tour du palais de l’Empereur.

Autrefois symbole de protection et de paisibilité, le bâtiment semblait désormais sombre et menaçant. Je ne pus réprimer un frémissement quand mon regard se posa malgré moi sur les volutes de brume qui s’élevaient de la tour et commençaient à s’étendre sur la grande plaine, de plus en plus près du village, promesses d’une mort douloureuse et imminente. Mon frisson fut assez pour me faire remarquer : soudain, l’animal émit un “pouiii » suraigu, et prit la fuite sans me laisser le temps de réagir. Le mur retrouva son apparence lisse et solide, et je réprimai un juron.

C’était la troisième fois aujourd’hui que je me laissais déconcentrer par les propriétés des trous-dans-le-mur. Maudites bestioles.

A l’époque de la Prospérité, les trous-dans-le-mur avaient un peu été les mascottes du village. Ils étaient mignons, à vrai dire : sortes de boules de poils surmontées d’un petit museau innocent et de grands yeux expressifs, l’air un peu benêts, ils constituaient d’excellents compagnons de jeu pour les petits. Les jeunes adolescents, eux, tiraient parti de l’étrange capacité de leur corps qui leur avait valu le nom de “trou-dans-le-mur » pour effectuer de menus larcins, ou les placer stratégiquement lorsque la fille du forgeron prenait sa douche par exemple… Sans compter que la chair de ces animaux constituait un met particulièrement raffiné pour quiconque avait le coeur à les abattre malgré leurs petits “pouiii” de protestation.

Lorsque les Anciens avaient choisi de bâtir leur village dans la vallée, les trous-dans-le-mur avaient rapidement envahi les lieux. Au début persuadés qu’ils creusaient des trous dans les bâtiments qu’ils venaient de construire, les Anciens avaient cherché à les abattre. Il leur avait fallu quelques temps pour comprendre que l’animal ne creusait pas des trous : l’animal était le trou. Dès lors, observant que les trous-dans-le-mur étaient pacifiques, ils avaient décidé de les laisser vaquer dans le village pour le plus grand plaisir des enfants. Un jour, un original avait même essayé d’en capturer un pour le faire rôtir sous l’oeil désapprobateur de ceux qui s’étaient laissé conquérir par l’air mignon des petites bêtes, et avait, après expérience, vanté le goût au moins aussi inhabituel que l’apparence de l’animal. Les autres s’étaient finalement laissés tenter, heureux de pouvoir mettre dans leurs assiettes autre chose que les légumes qu’ils cultivaient sous un soleil de plomb.

       Petit à petit, la population s’était développée, et avec elle, la popularité du métier d’éleveur de trou-dans-le-mur. Quand on demandait aux enfants ce qu’ils voulaient faire plus tard, la plupart répondait “éleveur ». Souvent, cette ambition passait comme une lubie, mais quelques uns, rares, allaient jusqu’au bout. Ce n’était pas toujours facile : il fallait travailler sur soi pour ne pas se laisser convaincre par leur côté mignon quand on leur apprenait à se conduire en société… ou quand on devait les abattre pour les envoyer au boucher du quartier qui vendrait leur chair à bon prix.

Je faisais partie de ces enfants rêveurs qui étaient allés au bout. J’étais devenu éleveur après un long, et parfois douloureux, apprentissage. J’étais heureux de mon métier, et fier de mes trous-dans-le-mur en bonne santé.

Mais tout avait changé lorsque les cloches avaient retenti.

Cela faisait quelques temps que j’avais obtenu le titre officiel d’éleveur, et je commençais à avoir ma clientèle. Ce jour-là, je venais juste de vendre un trou-dans-le-mur particulièrement dodu à un jeune enfant qui glapissait de joie à chaque “pouiii” que l’animal émettait… Puis le son des cloches était soudain monté en volées de la tour du lointain palais. L’écho, pesant et menaçant, avait rebondi sur les murs, résonné sur la grand place, emplissant rapidement l’espace public. Personne n’avait compris vraiment, mais les gens, terrifiés, étaient allés se terrer chez eux.

Nous ne savions pas vraiment ce qui se passait, alors. Nous sentions juste qu’il s’agissait de quelque chose de mauvais, très mauvais. Les cloches retentirent pendant trois jours, et personne n’osa sortir durant tout ce temps. J’étais resté chez moi, accompagné de mes trous-dans-le-mur qui perçaient les briques et me permettait de voir ce qui se passait.

Puis les cloches se turent, et petit à petit, les gens sortirent, tandis qu’une rumeur se répandait sans que personne ne puisse en identifier sa source.

“L’Empereur est mort.”

Personne n’avait voulu y croire, au début. Il faut dire que de moins en moins de gens croyaient à la légende de l’Empereur. On pensait que le haut château qui, du haut de la colline, surplombait la vallée, avait été abandonné depuis longtemps. Que cette légende, n’était racontée plus guère que pour amuser les enfants.

On racontait que, bien avant la construction du village, les Anciens avaient fui une lande corrompue par une brume dangereuse. Lorsque le ciel se couvrait et que ni la lumière du soleil ni celle de la lune ne pouvait percer les nuages, la brume s’étendait sur le territoire, étouffant quiconque venait à se trouver sur son passage. Personne ne comprenait vraiment de quoi était constituée cette brume : pour certains, il s’agissait du souffle d’une armée de démons. Pour d’autres, des minuscules animaux qui dévoraient tout sur leur passage. Toujours était-il que la brume semait la désolation, et que les Anciens avaient cherché un moyen de fuir. Ils avaient fini par trouver, dans un sombre grimoire, une étrange formule qui leur permettrait d’emprisonner la brume.

Personne ne sut réellement ce qui se passa alors. On dit qu’une faille s’ouvrit vers une nouvelle lande, une plaine verte, luxuriante, pleine de promesses, surplombée d’une montagne sur laquelle était bâti un château resplendissant, et les Anciens l’auraient traversée, fuyant la lande de la brume. Leur chef, plus puissant, se serait alors sacrifié pour servir de clef et refermer la faille, demeurant seul et empêchant la brume d’envahir la lande jusqu’à la fin de ses jours. On le nomma Empereur, en l’honneur du sacrifice, et on masqua la faille en construisant un palais où on lui apportait régulièrement des offrandes.

Ce n’était qu’une légende ; nous n’y accordions guère crédit. Pourtant, le palais demeurait, et tous les villageois nourrissaient une affection particulière à son égard, remerciant mentalement l’Empereur quand ils y pensaient ; certains allaient même jusqu’à apporter les offrandes traditionnelles, même si plus personne n’y croyait vraiment. Mais les cloches avaient rappelé un élément de la légende que tous avaient préféré oublier : à la mort de l’Empereur, la faille s’ouvrirait à nouveau.

Les semaines passèrent après ce sinistre événement, la belle saison dura un peu, nous nous préparions à la saison des pluies, et la vie suivait son cours. Chacun avait presque oublié que les cloches avaient sonné. On avait mis la légende de côté. Ce n’était qu’une légende, après tout.

Jusqu’au jour où les nuages étaient arrivés, couvrant la lumière du soleil et de la lune. Une nuit, quelqu’un se mit à hurler : à travers son trou-dans-le-mur, il avait vu les premières volutes de brume commencer à sortir du palais. Nous ne pouvions plus nous mentir : l’Empereur avait bel et bien existé, et il était mort. Plus personne ne nous protégeait, sinon l’enceinte que les Anciens avaient bâti, au cas où, pour protéger le village. Une enceinte haute, suffisamment pour qu’une brume qui rase le sol ne la traverse pas. Mais une enceinte qui était désormais percée de trous-dans-le-mur.

Alors un bataillon se mit en place. Les éleveurs furent les premiers enrôlés, car ils étaient ceux qui connaissaient le mieux les animaux. Il fallait éliminer les trous-dans-le-mur. Les enfants pleurèrent, et les villageois mangèrent de la chair à tous les repas. Et nous reprîmes notre cours de vie ainsi… Le coeur fendu de devoir tuer nos mascottes. Mais c’étaient les trous-dans-le-mur, ou notre sécurité. J’appris mon nouveau métier, la mort dans l’âme, pour le bien de notre village. Il fallait éradiquer tous les trous-dans-le-mur avant que la brume n’atteigne le village. Je n’étais pas mauvais chasseur ; mais encore trop souvent, je me laissais distraire par leur pouvoir.

“Pouiii!”

Un cri suraigu trop bien connu me tira de mes pensées. Le trou-dans-le-mur que j’avais tenté d’abattre plus tôt n’avait pas fui, il était à mes pieds, formant un étrange trou dans le sol qui donnait sur une terre sombre. Je me penchai pour l’attraper, mais il s’éloigna prestement.

La bestiole n’avait pas un comportement normal. Je tentai à nouveau de me rapprocher d’elle, à nouveau elle s’éloigna. Je savais que les trous-dans-le-mur étaient des animaux intelligents, ayant pu à de nombreuses reprises en dresser pour amuser les enfants et les vendre plus facilement. Mais je doutais qu’ils comprennent la situation. Pourtant, celui-là semblait clairement chercher à passer un message.

“Pouiii !”

A nouveau, un cri suraigu. Je n’osais plus bouger, observant simplement, tentant de comprendre ce que la bête cherchait à faire. Mais cette fois-ci, d’autres cris se firent entendre en écho. Il y en avait plusieurs, autour de moi.

Un peu abasourdi, j’observai le sol s’ouvrir de plus en plus autour de moi, comme les trous-dans-le-mur semblaient s’entasser les uns sur les autres. Le trou devenait de plus en plus béant, et les cris des animaux étaient presqu’assourdissants. Les badaux s’assemblèrent autour de moi, autour du gouffre créé petit à petit par les trous-dans-le-mur qui se rassemblaient. Personne ne comprenait.

Puis il y eut un cri.

“La brume ! La brume arrive !”

Un frisson se répandit dans la foule. Nous savions tous que ce moment arriverait. La brume était juste derrière l’enceinte du village. Enfermée trop longtemps sous le palais, elle tenait enfin sa vengeance. Nous étions fichus. Même les trous-dans-le-mur turent leurs cris, tous d’un coup. Je tentai de comprendre ce que ces museaux pointus tentaient de faire, entassés qu’ils étaient, et mon regard se perdit dans l’obscurité sombre à mes pieds.

Soudain je le vis. Un rayon de lumière. De l’autre côté. Alors je compris.

“Sautez !”

Les autres me regardèrent, comme si j’étais devenu fou. Pourtant, tout semblait clair, maintenant. Aussi clair que le soleil que je percevais à l’autre bout du trou.

“Ils sont en train d’ouvrir une faille ! Il y a du soleil de l’autre côté ! Sautez !”

       Il y eut un moment de flottement, durant lequel l’imaginaire commun se rappela enfin à la foule. La légende se répétait, seulement, cette fois-ci, la clef ne serait pas un être humain trop prompt à périr. La faille était constituée d’une multitude de corps d’animaux que nous avions sans doute sous-estimés. Certains sautèrent sans réfléchir, d’autres, plus précautionneux, coururent chercher leurs affaires les plus précieuses, leurs outils les plus utiles, avant de sauter à leur tour.

       Nous atterrîmes tous dans une nouvelle lande, moins verdoyante, un peu plus austère, mais il ne tenait qu’à nous de la rendre plus vivante. Nous allions devenir les nouveaux Anciens, et c’était à notre tour de bâtir notre village, libérés de la menace de la brume.

       Le dernier villageois arriva, nous l’aidâmes à s’extirper de la faille, puis cette dernière se referma, petit à petit. De l’autre côté du trou, les trous-dans-le-mur s’étaient dispersés.

       Il y eut un silence pesant. Tout le monde observait le sol, désormais ferme, incrédule. Tout était allé si vite. Nous étions sauvés.

       Et nous ne mangerions sans doute plus jamais de trous-dans-le-mur.

SOURCE ET SOIF, JUNGLE ET DÉSERT

Elle a dit : oh oui ! Allons sur la plage !

Alors bien sûr j’ai dit : oh non. Le soleil est trop fort.

Nous avons négocié, et j’ai porté le parasol.

Elle s’est déshabillée, est entrée dans la mer, tout droit, fendant l’eau claire. Elle a marché, comme une reine somptueuse et déterminée, aussi loin qu’elle a pu, et ensuite elle a disparu. J’ai regardé depuis le sable ses cheveux, qui les premiers sont remontés à la surface. J’ai admiré sa brasse vigoureuse et coulée, chaque fois qu’elle ressortait un sillage d’écumes l’accompagnait.

Moi j’étais là, sur le sable chaud, sec comme un vieil arbre, dans l’ombre, et pourtant brûlant comme un tison ardent.

Quand elle est revenue, elle s’est couchée sur moi, et toutes les perles fraîches qui l’habillaient de lumière ont glissé sur ma peau. J’ai frissonné de bonheur, et je l’ai étreinte de toutes mes forces. Elle a dit : comme tu es chaud et dur et lisse, oh mon cep de vigne tourmenté. Nous avons roulé dans le sable, et nous avons confondu nos contraires, jusqu’à ce que nous ne soyons plus que tiédeur sablée et uniforme – jusqu’à ce que tout soit à recommencer.

Quand elle est la source, je suis la soif.

Nous avons rejoint notre chambre, et alors j’ai su ce qu’elle avait préparé pendant que je rêvais sur la terrasse, car autour du lit elle avait tressé des couronnes de feuilles et couvert le sol de galets multicolores. Du lierre grimpait au mur, des brassées de roses et du lilas dissimulaient les draps, un immense lustre à pampilles pendait au plafond, et des poupées vêtues de dentelle chuchotaient à l’infini leurs babillages, en ricochets, sur tous les fauteuils.

Un décor envahissant, une jungle baroque, qui en quelques secondes a saturé nos narines de parfums excessifs, dans lequel nous nous sommes noyés – de l’ocre tendre et du vert intense, le crème des dentelles et l’écarlate des bouquets, les éclats du cristal et les reflets dorés, c’était trop. C’était infiniment trop. Nous en étions pris de vertiges. Nous nous sommes assis au milieu, l’un contre l’autre, un peu hébétés, et je lui ai dit : mon amour, que vas-tu m’obliger à faire ?

Tu vas trop vite, m’a-t-elle répondu. Et elle m’a assailli de chatouilleries légères, de baisers trop nombreux et trop fugaces, de caresses évasives et énervantes, jusqu’à ce que ma peau ne soit plus qu’une surface irradiée qui demandait grâce, jusqu’à ce que je la supplie de cesser.

Elle ne m’a pas laissé la toucher. Ton tour viendra, m’a-t-elle dit.

Au soir, je l’ai implorée, je suffoquais de trop d’effleurements, de trop d’extases entrevues et entrecroisées, et je suffoquais surtout de ne pas pouvoir la toucher. Je lui ai demandé de partir. Elle a bien voulu, enfin, me laisser le champ libre.

Il fallait la surprendre, bien sûr. Avais-je le choix ?

J’ai tout ramassé, à pleines brassées, les branchages et les feuilles, les anges aux culs potelés, les ballerines sur les pointes – j’ai ramassé les pampilles et les galets, les coquillages et les boules en verres, les photos dans les cadres et les livres de souvenirs, nos vieux fauteuils de cuir et l’ordinateur, les rideaux de tulle et les oreillers, j’ai tout ramassé et j’ai tout jeté, par sacs entiers, dans de grands sacs poubelles, jusqu’à ce que dans notre chambre blanche ne reste que le matelas du lit couvert d’un drap, et une ampoule nue au plafond. J’ai fermé les volets, pour que rien ne perturbe le silence, pour que se fasse la pénombre, pour qu’il n’y ait plus rien, que nous deux.

Elle est revenue, et je l’ai allongée sur le lit, et je suis entrée en elle, tout droit, comme on marche dans la mer, comme on coule dans une femme, comme on se noie par à-coups en l’emportant dans la vague.

Quand je l’ai laissée, plus tard, beaucoup plus tard, elle a regardé autour d’elle, et a dit : tu as bien fait, Nous étions en train de nous encombrer. Nous voilà légers soudain. Quelle liberté !

Quand elle est la richesse, je suis l’espace à inventer. Quand elle est jungle, je suis désert.

Tu n’as pas faim ? a-t-elle demandé alors.

Je l’ai suivie jusqu’à la hacienda, où le serveur nous a accueilli avec empressement.

Me laisserez-vous faire ? a-t-il proposé.

D’habitude ce sont nous qui inventons les règles. Nous nous sommes regardés, surpris. C’était nouveau. Et donc c’était bon. Mais c’était la première fois que nous acceptions un troisième, dans notre jeu. Nous avions un peu peur. Nous nous sommes regardés.

Allez-y, a-t-elle répondu, pour nous deux.

Il nous a conduits jusqu’à une table ronde, au centre une grande carafe, un liquide doré, et trois verres. Trois chaises, autour de la table. Elle lui a souri. Ils se sont assis tous les deux, moi je suis resté debout, derrière la mienne.

C’est elle qui a pris la carafe, elle l’a servi, puis s’est servie, et m’a regardé d’un air interrogateur. Je ne pouvais plus bouger, ni parler. Je les ai regardés, elle avec sa peau laiteuse, et ses cheveux dorés qui bouclaient sur ses épaules. Lui, fier comme un torero, le cheveu noir et brillant, le nez aquilin, la cambrure racée. Ils étaient beaux, et ils étaient contraires. Elle était là, radieuse et lumineuse, joyeuse et comblée.

J’aurais pu m’asseoir, nous aurions bu, et le serveur serait parti. J’aurais pu refuser ce jeu étrange que le destin nous proposait, et continuer le jeu de l’amour avec ma belle, jusqu’à la fin des temps.

Le jeu de l’amour, que me proposait ma belle.

Si elle est lumière, je serai obscurité.

Si elle est amour, alors je serai haine et souffrance. Car c’est ainsi que nous jouons, elle et moi.

La jalousie et le désespoir sont entrés en moi, et je les ai laissé venir, et m’envahir.

J’ai reculé d’un pas.

Elle a eu peur. Elle s’est levée, elle m’a pris dans ses bras et m’a dit : « toujours je t’aimerai – comme j’aime la vie. Car tu es ma vie.»

Alors les mots me sont venus, tout simplement, inévitablement. J’ai aspiré dans ses yeux un puits tout neuf de haine, de souffrance et d’angoisse, et de jalousie cruelle.

Plus jamais je ne pourrai t’aimer. Ce soir, tu m’as tué,

Et je suis parti.

Contrainte 1 Un attrape-rêves

LA VÉRITÉ SORT TOUJOURS DE LA BOUCHE DES ENFANTS

Je m’appelle Olie et j’ai huit ans. Mon surnom, c’est triangle des Bermudes, mais les autres de l’école m’ont longtemps surnommé Obie. Enfin ça, c’était avant.

A cette époque, le docteur Jordy disait encore que j’étais obèse et qu’il faudrait faire attention à ce que je mange. Maman le corrigeait en répondant que j’étais simplement enrobé. Moi je m’en fichais, ce que j’aimais c’était les gaufres de mamie, les steaks de papa, les crêpes de maman, et les chips de la cantine. J’étais un gastronome en culottes courtes, comme dans la pub.

Et puis Sandra est arrivée. Ses parents avaient déménagé et elle avait dû changer d’école. Sandra a une peau couleur de miel, des yeux noisette et une petite bouche en forme de fraise haribo. Elle est si jolie que forcément, je suis tombé amoureux. Je ne regardais plus le tableau ni la maitresse, je ne pouvais m’empêcher de la manger des yeux.

Mes notes chutaient et je ne pensais qu’à elle.

Je rêvais d’elle.

Je passais chacune de mes nuits avec elle : nous nous promenions main dans la main dans les prés, nous jouions ensemble à la console, nous mangions une glace à la fête foraine.

Sauf qu’elle, elle ne me voyait pas. Elle passait à côté de moi sans me regarder, elle ne répondait pas à mes sourires, elle m’ignorait.

Jusqu’à ce fameux jour où Sandra m’a parlé, ou plutôt où elle a hurlé alors que je la suivais à la sonnerie : « Tu vas me laisser tranquille, Obélix ! ». Et elle a secoué la tête en se pinçant le nez avec une mine dégoûtée, avant de rire comme une baleine. Les autres de l’école ont crié : « Obie est amoureux, Obie est amoureux ! ». Moi, j’ai serré les poings et je me suis sauvé en courant aussi vite que je le pouvais pour rentrer à la maison.

J’ai mangé mon goûter. Et un paquet de gâteaux en cachette. Et mon dîner. Je ne voulais plus aller à l’école, alors j’ai dit à maman que j’avais mal au ventre, parce que je ne voulais pas qu’elle sache que j’avais mal au cœur. Elle m’a dit qu’on verrait le lendemain.

Cette nuit-là, j’ai prié pour que Sandra soit mon amoureuse.

D’abord, j’ai fait un horrible cauchemar. Pourtant, j’ai un attrape-rêve accroché à ma fenêtre ; un vrai que mon tonton a ramené du Grand Canyon. J’ai rêvé que j’arrêtais de manger pour plaire à Sandra. Je me suis réveillé en sueurs, mon ventre hurlant de faim et de douleur. J’ai dû descendre à la cuisine me faire un sandwich pour que ça arrête de tourner avant de réussir à m’endormir.

Et là, j’ai fait un nouveau rêve très étrange. Je marchais dans un paysage où les arbres étaient des sucettes en sucre, les rivières des sirops de fruits et les murs des maisons des plaquettes de chocolat décorées de bonbons colorés. Le pays de Hansel et Gretel. Je me suis méfié, forcément, maman m’a raconté l’histoire. Du coup, quand la sorcière a essayé de m’attraper pour me manger plus tard, c’est moi qui l’ai enfermée dans la cage. Je l’ai bien eue !

Elle a promis qu’elle comblerait mon vœu le plus cher, si je la laissais partir. C’était trop tentant. Je lui ai dit que je ne voulais plus être gros pour que Sandra tombe amoureuse de moi, mais je ne voulais ni m’arrêter de manger, ni jamais avoir faim. Elle a frotté son menton poilu en me souriant de son sourire édenté.

J’ai obéi quand elle m’a dit de fermer les yeux, d’ouvrir la bouche et d’avaler.

J’avais un drôle de goût quand maman m’a réveillé pour aller à l’école. Bien sûr, elle ne m’a pas cru quand j’ai dit que j’avais mal au ventre, ni quand j’ai trafiqué le thermomètre.

Finalement, ça n’a pas été si terrible que ça. J’ai rasé les murs et fait semblant de ne pas entendre les moqueries des autres élèves. Sandra a continué à ne pas me voir, à passer à côté de moi sans me parler, et à m’ignorer.

Les jours ont passé et j’ai commencé à maigrir malgré les gaufres de mamie, les steaks de papa, les crêpes de maman, et les chips de la cantine.

La première fois, quand maman m’a amené me faire examiner, le docteur Jordy m’a félicité pour ma perte de poids.

La deuxième fois, il m’a envoyé à l’hôpital en urgence.

J’aime bien manger, mais j’ai détesté avaler le tuyau qu’ils m’ont mis dans l’estomac. Enfin les tuyaux.

Le premier n’était pas assez long. Le deuxième s’est perdu sans que les médecins comprennent ce qu’il se passait. Le troisième est tombé dans le trou, avec le médecin qui le tenait.

Je leur avais dit pourtant que j’avais avalé un trou, mais ils n’ont pas voulu me croire.

Le pire dans tout ça, c’est que les parents de Sandra ont encore déménagé.

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