Votes pour le match d’écriture des Utopiales 2017 : « La petite marchande de temps »

Un titre qui n’est pas sans rappeler une autre marchande dont l’histoire ô combien joyeuse aura probablement bien inspiré nos équipes de 3 auteurs.

A noter, pour ce thème peu d’auteurs ont choisi plusieurs contraintes, alors que l’on a souvent constaté qu’elles étaient source d’inspiration. Cela jouera-t-il sur la qualité des textes ?

  • Dernier buffet avant la paix
  • Grüdüg au Pink Dwarfette
  • La marchande de quatre saisons
  • Tic Toc
  • Temps mort
  • Je suis un rouage grippé
Contrainte 1
Pendant une réception mondaine
Contrainte 2
Des rations de survie indigestes

DERNIER BUFFET AVANT LA PAIX

La paix était signée, les deux États-Majors allaient débarquer dans la grande salle de la base dans moins de deux parsecs, et tout ce que le Chef-Cuistot avait à leur proposer pour le buffet, c’était des rations de survie.

Ration de survie type 03 sur lit de ration de survie type 05 à la sauce de ration de survie type 02. Il allait être beau, le buffet de célébration.

Cette guerre durait depuis tellement longtemps que tout le monde avait oublié comment elle avait commencé, et à cause de lui elle allait peut-être redémarrer. Mais que pouvait-il faire, à part servir la seule chose vaguement comestible qui restait en stock ? Le Général allait le tuer, en voyant cela. Les rations de survies étaient d’horribles boites de viande séchée et de poudre sans saveur. Souvent, les soldats les plus affamés préféraient manger leurs bottes ou le cuir de leurs sièges plutôt que d’y toucher. Certains prétendaient qu’il était moins dangereux de courir s’empaler sur les lasers ennemis plutôt que d’en manger.

Et aujourd’hui, ils avaient peut-être raison, vit-il en vérifiant les dates inscrites sur les rations. Toutes les boites étaient périmées depuis plus de 20 mégaparsecs. Il en ouvrit une au hasard. La viande était tellement sèche et noire qu’elle ressemblait à un pneu de navette spatiale après combustion. La poudre était verte, et en ajoutant de l’eau dedans tout ce qu’il obtient fut une odeur pestilentielle et une soupe qui semblait ronger les bords de la casserole.

Un problème, officier cuisinier ?

George se retourna. La Petite Marchande de Temps le regardait par en dessous, un regard qui le mettait comme à chaque fois mal à l’aise. Personne n’aimait Marie Chantemps, mais personne dans la base ne pouvait se passer d’elle, donc tout le monde restait poli et accommodant en sa présence. Après tout, c’était elle la seule médecin de la base, la seule habilitée à utiliser le caisson de régénération, et donc la seule qui pouvait sauver vos fesses si vous reveniez amoché du champ de bataille. Tout le monde ressortait du caisson frais comme jamais, membres arrachés mystérieusement repoussés, souvenirs traumatiques totalement effacés – tous les souvenirs depuis la blessure effacée, en fait. Et personne, à part elle, ne savait comment marchait ce foutu engin. Mieux valait rester de son bon côté. Marie Chantemps était ratatinée, acariâtre, insupportable, et faisait ses étranges marchés terrorisaient vaguement tout le monde, mais elle recevait des cadeaux, des attentions, du respect de la part de toute la base. Même des plus hauts gradés. Même du Général.

Oui, officier médecin. Je dois réaliser un buffet mondain pour les hauts gradés des deux camps, et tout ce que j’ai leur offrir, c’est d’indigestes rations de survies périmées. Les jardins n’ont rien produit cette semaine, et les sources d’approvisionnement classiques ont été coupées pour laisser la place aux émissaires qui négociaient le traité de paix.

Ho, ce n’est que ça ? Je peux vous aider, officier cuisinier… Si le cœur vous en dit. Tout ce que je vous demanderais en échange, c’est un tout petit peu de votre temps.

Et voilà. Pile ce qu’il avait craint, ce que tout le monde craignait dans la base. L’offre de la Petite Marchande de Temps. Personne ne l’appelait la petite Marchande de Temps en face. Mais elle méritait son surnom, et pas seulement à cause de sa taille. Marie Chantemps passait son temps à proposer des deals comme celui-ci à tout le monde pour tout et rien. Tout ce qu’elle demandait en échange, c’était à chaque fois « un peu de temps » : un peu de temps dans le caisson de régénération, « pour études scientifiques ». Quand on entrait dans le caisson en bonne santé, on en ressortait quelques milliparsecs plus tard avec ses souvenirs, et inexplicablement plus mal qu’on y était entré. Personne ne savait définir ce qui se passait, mais tout le monde s’accordait à dire que quoi qu’elle vous fasse, mieux valait l’éviter. Il y avait de noires rumeurs sur Marie Chantemps, des histoires de prisonniers de guerre qui disparaissaient mystérieusement…

Je n’ai pas de temps, Officier médecin, ils attendent le buffet d’un instant à l’autre, et je ne peux rien leur amener.

Vous pensez qu’ils vont vous accuser de mal avoir géré les stocks ?, demanda la Petite Marchande de Temps sur le ton de la conversation.

Il n’y avait pas pensé, mais oui, on l’accuserait. Il faudrait un responsable, et ce serait lui, pas l’ordinateur qui lui avait assuré qu’il y aurait à manger pour tout le monde, pas le type qui n’avait pas renseigné les dates de péremption en entrant ces rations dans le stock des éons auparavant et qui était sûrement déjà mort, pas les soldats qui volaient de la nourriture pour éviter d’avoir à manger ces infâmes rations. Lui, et personne d’autre.

J’aimerai accepter votre offre, mais très honnêtement, je ne vois pas comment vous pourriez m’aider…

Faites-moi confiance, officier cuisinier, et dépêchez-vous d’amener ces rations à l’infirmerie.

Le caisson de régénération ressemblait à un cercueil. À peu près tous les soldats étaient passés dedans une ou deux fois. Mais pas George. Le cuisinier de la base n’avait pas le poste le plus exposé, c’était même pour cela qu’il avait postulé pur ce poste, après avoir manqué les examens d’officier infirmier.

Entrez, et relaxez-vous. Ça ne prendra que peu de temps.

La vitre se referma sur lui comme celle d’un gigantesque micro-onde, et le caisson vibra et émit une lumière trop intense pour être réelle, et c’était fini.

Et quand George sortit du caisson, il se sentit… mal. Quelque chose avait changé en lui, et il ne savait pas quoi.

Qu’est ce que ça m’a fait ?

Rien du tout, rien du tout, je collecte juste des données, dit Marie Chantemps. Mais vous voyez, cela n’a pris vraiment que peu de temps. Laissez-moi vos rations, maintenant, je vous les ramène tout à l’heure.

Qu’allez-vous faire ?

Ho, rien du tout, rien du tout, quelques piqûres, quelques analyses, quelques ajouts de produits chimiques, et quand vous reviendrez, j’aurais déterminé quelles rations sont encore comestibles sans risques malgré la date de péremption dépassée, et peut-être même un peu amélioré le goût. Allez allez, dehors, je m’occupe de tout, je viendrais vous ramener cela d’ici quelques miniparsecs. Retournez en cuisine et préparez ce que vous pouvez, en attendant.

Il y avait deux portes dans l’infirmerie, la principale, que Marie Chantemps ferma à clé derrière lui, et celle de secours, par laquelle Georgel revient en prétextant avoir oublié de lui donner certaines rations de survie.

Sur la table de l’infirmerie, deux bassines trônaient, l’une de viande séchée et l’autre de poudre. Marie Chantant avait ouvert et mélangé toutes les rations. La viande était d’un brun-rouge peu appétissant, mais semblait mangeable. La poudre était blanche et ne semblait pas ronger les bords du récipient.

Et Marie Chantemps sortait du caisson de régénération, un grand sourire aux lèvres qui disparut quand elle le vit.

Que faites-vous ici ? Je vous avais dit que…

Je connais votre secret, dit George, et cela la fit taire. Des analyses et des piqûres… Je n’ai peut-être pas eu mon diplôme d’infirmier, mais je sais très bien qu’aucun additif ne permettait de rattraper les rations que je vous ai amenées, dans l’état où elles étaient. Ce n’est pas un simple caisson de régénération que vous avez là, hein ? C’est une machine à manipulation temporelle. Mon père travaillait sur ce genre de chose, il y a longtemps, mais je croyais que ça avait été arrêté, trop instable… La Petite Marchande de Temps, hein ? Et vous vous marrez en vous baladant dans les couloirs quand on murmure ce nom sur vos talons, sans savoir à quel point c’est vrai… Combien de temps m’avez-vous pris ? Et vous, quel âge avez-vous, au fait ? Je suis sur cette base depuis 20 Standards, et je ne vous ai pas vu vieillir. Le ratatinage de taille, c’est un effet secondaire de ceux qui utilisent la machine trop souvent ? Parce qu’à ce niveau, on vous donnerait facile 200…

Quand la Petite Marchande de prose se jeta sur lui, elle avait un bistouri à la main.

George avait prévu quelque chose de ce genre, c’est pourquoi il avait gardé caché dans son dos l’un des Pacificateurs que les geôliers utilisaient sur les prisonniers.

Le choc envoya l’infirmière au sol. Quand elle se releva, elle était calme et docile, volonté annihilée, une bonne prisonnière prête à obéir à tous ses ordres sans discuter.

Montrez-moi comment cette machine temporelle marche, ordonna-t-il.

Les hauts gradés et les politiques adorèrent le buffet, et personne ne lui demanda où il avait trouvé des légumes frais et de la viande qui semblait sortir tout juste de l’abattoir. Personne ne vint non plus s’enquérir des bruits de cochon qui venaient de l’infirmerie, quand il laissa l’une des rations un peu trop longtemps dans le Modificateur Temporel, que la viande séchée redevint cochon vivant, et qu’il fallut le massacrer sur place à coups de bistouri parce que l’animal ne voulait pas retourner dans la boite. Personne ne fut étonné, non plus, quand plus tard on retrouva La Petite Marchande de Temps morte dans son lit. Elle paraissait vieille, et elle devait en effet l’être, vu que selon ses fichiers personnels elle avait plus de 342 Standards – un bug des fichiers, conclut le Général, et il avait l’air un peu embarrassé en disant cela, et pour la première fois George se fit la réflexion qu’il était petit, comme ratatiné, et qu’il semblait difficile de lui donner un âge, à lui aussi…

Elle devait être douée en maquillage, hein, mon Général ?, dit George. Elle m’a toujours paru assez jeune, jamais je ne l’ai vue changer, jamais une ride… Un peu comme vous, en fait.

Suivez-moi, officier Cuisinier, ordonna le Général.

George le suivit, sur ses gardes, et au premier tournant de couloir, le Général se retourna et lui déchargea un Pacificateur en plein visage. Le choc le mit au sol, et quand il se releva, il sût qu’il était foutu. Il n’arrivait même pas à vouloir se rebeller, ou désobéir.

Vous pensez que c’est la première fois que notre secret est découvert, hein ?, chuchota le Général dans son oreille. Vous pensez que c’est la première fois que vous, vous le découvrez ? Mon pauvre cuistot… Et à chaque fois, vous vous contentez d’utiliser cette superbe invention pour nous servir des produits frais. Je vais vous dire quelque chose, Officier Cuistot, quelque chose que même Marie Chantemps n’a jamais su, malgré l’accord que je passe avec elle à chaque fois pour avoir accès au Caisson… Cette machine peut ramener ce qui entre dedans à un point du temps précédent, ou lui voler son temps en l’envoyant plus loin. Mais il y a un autre mode de fonctionnement, un mode que même Marie Chantemps ignore à chaque fois, un mode qui permet de modifier le temps à l’extérieur de la machine… Je vais vous expliquer comment mettre en marche ce mode, et je vais entrer dans ma machine, et vous et moi, nous nous reverrons il y a vingt standards, et vous aurez oublié tout ceci. Et moi, j’aurais de nouveau des prisonniers à utiliser, et toute une vie supplémentaire à vivre…. Jusqu’à ce que l’on signe une nouvelle paix, et que vous décidiez encore de vous en mêler.

Cette guerre durait depuis tellement longtemps que tout le monde avait oublié comment elle avait commencé. En posant le pied pour la première fois sur le sol de l’astroport de la base, George se demanda combien de temps il resterait ici. Pas trop longtemps, il espérait. Il n’avait aucune envie de passer sa vie ici.

Contrainte 1 Un nain claustrophobe

GRUDUG AU PINK DWARFETTE

Grüdüg vient à peine d’arriver dans la caverne d’entrée du complexe minier que sa pote Kloudsig, déjà en tenue pour aller travailler au service logistique, l’attrape par l’épaule.

« La cheffe veut te voir ! Je l’ai entendue le dire à Bitsil de la réception il y a cinq minutes !

— Même pas un bonjour, ce matin ? C’est que ça doit être grave », s’amuse l’assistant aux opérations comptables.

« On se retrouve à la machine à bière pour la pause tout à l’heure ? lui demande Kloudsig. J’ai des trucs à te raconter !

— ça va dépendre du savon que je vais prendre… » répond Grüdüg tout en se dirigeant vers les vestiaires où le suit Kloudsig.

« Bah, si tout se passe bien, tu auras le temps. Et si ça se passe mal, tu auras besoin d’un remontant et d’une bonne histoire. Tu veux pas savoir comment s’est passé ma soirée au Pink Dwarfette ?

— Ah ben si ! s’exclame le nain tout en passant sa blouse de comptable et ses élastiques de manche. Je te laisse, sinon ça va vraiment être ma fête. À plus tard et merci…

— Pas de quoi et à tout à l’heure ! »

Grüdüg sort des vestiaires en pressant le pas du mieux qu’il le peut, c’est-à-dire pas tellement. Il n’a pas eu le temps de prendre sa mousse matinale et ça le met presque de mauvaise humeur, malgré son caractère relativement enjoué pour un nain (oui, il est tout à fait conscient des clichés véhiculés par la littérature et s’amuse même de ça). Le manque de bière et le fait qu’il se doute un peu de quoi il s’agit. Sa faute peut se révéler grave… D’ailleurs, les grognements et les couinements hystériques qui arrivent de l’autre côté de la caverne laissent augurer au mieux une sacrée remontée de bretelles et au pire un licenciement sec. Tout de même, pour ça, un licenciement ? Ils n’oseraient pas…

Il passe devant la réception, adresse un rapide bonjour et un sourire à la charmante Bitsil qu’il n’a pas eu le temps de saluer – elle lui répond par une moue qui pourrait signifier « désolée » – et arrive devant le bureau d’où s’échappe le « chant de colère ». Aujourd’hui, cette expression qu’il a trouvée un jour de grande moquerie ne le fait pas autant rire que la première fois. Il en est toujours à se demander s’il doit frapper ou attendre une accalmie lorsqu’on lui hurle :

« Entre, bordel ! Tu crois pas que tu m’as fait perdre assez de temps comme ça avec tes conn… tes bourdes ! »

L’ambiance ne va donc pas être à la rigolade aujourd’hui. C’est bien la première fois que la cheffe le tutoie. En un clin d’œil, il prend l’air penaud du stagiaire contrit et passe la porte. Il marque un temps d’arrêt pour lui adresser un salut presque révérencieux de la tête.

Engoncée dans un fauteuil en cuir de dragon, la cheffe trône derrière son immense bureau de granite. Elle aime en faire des tonnes, s’inscrire dans la tradition, tout ça. Grüdüg lui fait plutôt partie des modernistes, bureau en ardoise et simple siège en bois flotté. Son non sens du décorum explique peut-être pourquoi il a tant de mal depuis des années à gagner en grade. Alors que « Banshee » – le petit surnom que l’équipe lui donne dans son dos –, elle, manie tout à fait l’art d’en mettre plein la vue. À défaut d’être efficace dans son travail, se dit Grüdüg pour la millième fois du mois en toute mauvaise foi : un soir de surplus éthylique proche du coma, il avait reconnu à Kloudsig que sa supérieure « bosse bien ». Puis il relève la tête lentement : cela lui arrive rarement, mais ce matin, il n’est pas sûr de l’attitude à adopter pour affronter la tornade.

« Ne reste pas les bras ballants comme une limace et approche. Pas la peine de prendre un fauteuil. Ni de me rappeler que les limaces n’ont pas de bras, tu m’as comprise. »

Grüdüg s’avance donc en une traversée qui lui semble ne jamais finir, et plus tard il jurera que le bureau s’éloignait à chacun de ses pas. Il s’arrête à distance respectable et reprend sa pose « assistant penaud ».

« Tu nous as fourni des chiffres d’évolution la semaine dernière qui montraient une chute substantielle de la production dans la région du Nord. Notre directeur a fait l’annonce semestrielle des résultats de l’entreprise… la presse a relayé, et le cours de notre action a dégringolé. Le groupe a perdu des centaines de millions de pièces d’or. Si tu avais deux doigts de jugeote, tu saurais que cette région est cruciale en termes d’image auprès de nos actionnaires principaux et qu’il ne faut jamais, JAMAIS !, en parler en termes dépréciatifs. Le pire… c’est que lorsque j’ai vérifié ton dossier, j’ai vu que TES CALCULS SONT FAUX ! Il n’y a pas chute de la production, mais augmentation ! »

Grüdüg se sent rapetisser. Il avait constaté son erreur, l’avait corrigée… mais le parchemin qui avait été transmis au bureau du directeur était le mauvais.

« Pour la peine, tu vas partir dans le Nord au prochain convoi. Pour un stage. Dans les mines. Histoire de te rappeler de ce qui se passe sur le terrain. Tu recevras les instructions dans ton casier. »

Une sueur glacée lui dégringole le long du dos. Si Grüdüg a bossé si dur la comptabilité depuis l’école, c’est que travailler dans les mines lui est impossible. Seule Kloudsig connaît son secret, celui qui pourrait le bannir de la communauté naine : il est claustrophobe. Sa terreur des espaces souterrains confinés est si vive qu’elle lui a valu déjà deux accidents cardiaques. Travailler dans la mine, dans le Nord ou ailleurs, pourrait lui être fatal !

« Ne reste pas planté là ! Ouste, au travail ! »

***

« … et elle était super mignonne dans son justaucorps rose bonbon, qui s’accordait teeeellement bien avec ses bouclettes rousses », s’extasie Kloudsig, un rien énamourée au souvenir de sa dernière conquête. « Cela fait déjà huit jours qu’on… Tu te rends compte ! Un exploit pour moi !

— …

— Bon, je vois bien que mes tentatives ne fonctionnent pas ce matin. Tu me racontes ? »

En quelques mots, Grüdüg résume la soufflante qu’il vient de vivre, un verre de vilaine bière tiède à la main.

« Tu as une idée pour me sortir de là ?

— Pfiou. Pas simple… Tu pars quand ?

— Au prochain convoi. Dans sept jours. J’ai eu du bol, il y en avait un qui partait ce matin aux aurores.

— En gros, il te faudrait un truc pour…

— Une potion magique pour ne plus être claustrophobe et être un nain normal, oui.

— Mmmhh… Il doit y avoir un moyen. On se voit ce soir à la quille ? J’aurai eu le temps d’y réfléchir. On ira chercher un peu dans le quartier des Sorciers, en ville.

— Merci. Tu vas me sauver la vie, là.

— Ouais, et toi tu en seras quitte pour me présenter ta charmante sœur !

— Ah non, pas touche à ma sœur ! »

Ils terminent leur mousse tiédasse en riant.

***

Grüdüg n’aime pas marcher dans le quartier des Sorciers. Sans Kloudsig, il serait resté à se morfondre chez lui, à siroter sa production maison. Ou celle du grand-père, un peu plus forte. Mais sa pote l’a traîné de force à la sortie du bureau, et les voici à présent qui pataugent dans la rue des boutiques, un cloaque où se déversent restes de potions et de nourritures indéfinissables. Des chats pelés les frôlent en soufflant, des chiens aux oreilles déchirées par les combats de rue grognent sur leur passage, des chauves-souris et des chouettes frôlent leurs cheveux… Sorciers et sorcières, apprenties et stagiaires les bousculent, tous semblent investis de missions super urgentes. Les rues sont étroites et les entrées semblent collées les unes aux autres, mais il est connu que de nombreuses habitations ont leur potager de l’autre côté des murs. Au-dessus de la ville, des fumées colorées s’échappent des cheminées. Ici ou là on voit des immeubles en briquettes rouges, les pensionnats des différentes écoles de magie, d’où résonnent des rires et des éclats de voix en toutes les langues. Cela pourrait être agréable si l’angoisse n’étreignait pas Grüdug. Il n’aime pas se salir les chaussures et le bas du pantalon, il n’aime pas les odeurs, il n’aime pas les enseignes tarabiscotées et sombres et baroques et bizarres qui défilent…

« Arrête de grogner, on va trouver », essaie de le rassurer Kloudsig.

Elle semble à son aise ici, et Grüdüg la soupçonne de venir plus souvent qu’à son tour, sans doute pour mater les sorcières. Kloudsig aime bien les grandes.

Mais cela fait déjà huit fois qu’on les jette dehors d’une boutique. Deux « On n’a pas ça », trois « on sait pas faire », deux « on est en rupture de stock ! », et même un « on sert pas les nains ».

« On essaie celle-là », lui intime-t-elle en le poussant soudain dans une échoppe dont le comptable n’a pas vu l’enseigne.

À l’intérieur, rien ne rappelle la crasse du dehors. Les murs visibles sont couverts de pendules et d’horloges ; des vitrines présentent des montres de toutes tailles ainsi que des sabliers, des clepsydres et même une drôle de machine toute en engrenages. De derrière une tenture, une voix mélodieuse les accueille :

« Bienvenue. En quoi puis-je vous aider ? »

Lorsque la tenture s’ouvre, apparaît une délicate petite marchande toute en rondeurs, bouclettes rousses et tenue rose bonbon. Grüdüg en reste bouche bée, tandis que son cœur joue au tambour. Kloudsig affiche un immense sourire.

« Salut ma puce, tout va bien depuis hier ?

— Mais oui ! Ravie de voir que tu t’es souvenue de mon activité de marchande de temps et pas que de mes activités nocturnes… Tu nous présentes ?

— Comme si je ne t’écoutais pas quand on cause sur l’oreiller ! Tu me vexerais presque. Voici Grüdüg, mon pote de bureau ; Grüdüg, voici Cleptochrone.

— En… enchanté », balbutie Grüdüg qui a d’habitude beaucoup plus de bagout auprès des dames.

« Alors, tu es revenue uniquement pour mes beaux yeux ou ce charmant monsieur a besoin de quelque chose ? »

Kloudsig raconte à sa belle les mésaventures de son collègue.

« On cherche une potion anti claustrophobie, tu sais où on pourrait en trouver par ici ?

— En ce moment, il y a pénurie ; l’exploitation des mines est en pleine effervescence, ils recrutent n’importe qui pour descendre et ils les dopent avec cette potion. »

Impossible ! Grüdüg sent poindre le désespoir, la trouille au ventre, le cœur qui bat trop vite, la sueur qui dégouline, la nausée qui l’envahit, les jambes en coton, les intestins qui lâchent… Comment va-t-il se sortir de là ? Pas d’échappatoire…

« Si j’ai bien compris ton histoire, si le parchemin apporté au directeur avait le bon, tu aurais échappé à ça ? » demande Cleptochrone à Grüdüg.

Celui-ci, déjà tout à sa terreur, bafouille une réponse incompréhensible. Sans compter que le charme de la jolie rousse le tourneboule.

« Ou… oui.

— J’ai peut-être un moyen. Tu te souviens quand le mauvais parchemin a été enlevé ?

— Heu… Je… »

Kloudsig attrape son collègue par le col.

« Oh, allez hop hop, on se réveille ! Tu n’es pas dans une mine, tu es à l’air libre ici ! Enfin, presque », corrige-t-elle en regardant le plafond de la boutique. « Alors, tu vas te rappeler tout ça très vite pour qu’on puisse t’aider !

— J’essaie, je… La déclaration a eu lieu la semaine dernière, il y a sept jours… Mais le parchemin a été pris sur mon bureau avant…

Les souvenirs affluent dans le désordre, dans la panique de Grüdüg. Est-ce que c’était il y a huit jours ? Neuf ? Et à quelle heure ? Qui donc l’a donné ? Soudain, tout revient !

« Il y neuf jours à 16 h 35 ! C’est la cheffe qui est venue elle-même dans mon bureau pour le prendre ! C’est elle qui s’est trompée, elle l’a récupéré dans la pile des papiers à recycler, parce que j’étais encore en train de travailler dessus !

— Voilà qui est précis, bravo », le félicite Cleptochrone. « Je dois avoir ce qu’il te faut. »

Elle soulève de nouveau la tenture. On entend alors des cliquetis étranges, un grognement sourd, un « Lâche ça ! Laisse-moi passer ! », des bruits de lutte étouffés, et enfin un « Ah ! Merci ! Pas trop tôt ! » triomphal. La tenture laisse place à une Cleptochrone ébouriffée, le visage griffé et le chemisier déchiré.

« J’ai un peu trop bien dressé mon Cerbère à défendre le coffre », s’amuse-t-elle en avisant leurs mines ébahies. « Attendez un peu, je dois la régler… »

Elle s’installe à son comptoir avec une boule en métal. D’un mouvement complexe des mains, elle dessine des signes au-dessus du métal cuivré et martelé. Un « clic » retentit et la boule s’ouvre en deux, dévoilant un système complexe d’engrenages. Un peu de fumée se dégage.

« Grüdüg, approche. Prends les demi-sphères dans tes mains, il faut que ce soit toi qui procèdes au réglage pour que la machine te reconnaisse. »

Le nain s’exécute, un peu hésitant. Il n’aime pas la magie, les fumées, les trucs qu’il ne peut pas comptabiliser ou maîtriser. Ça lui file un peu la frousse. Mais il prend son courage et la boule à deux mains.

« Là, tu vas indiquer le jour… Ici, l’heure… Tu vas refermer doucement quand je te le dirai. Au revoir !

— Hein ? Mais… » s’interroge Grüdüg tout en suivant les instructions.

Au moment où les deux demi-sphères ainsi paramétrées se rejoignent, un « clic » retentit. La boutique, la marchande, les deux nains, tout disparaît.

« Au revoir, jolis nains. J’espère vous rencontrer malgré tout une nouvelle fois », murmure Cleptochrone.

***

Grüdüg vient à peine d’arriver dans la caverne d’entrée du complexe minier que sa pote Kloudsig, déjà prête pour aller travailler au service logistique, l’attrape par l’épaule.

« La cheffe veut te voir ! Je l’ai entendue le dire à Bitsil de la réception il y a cinq minutes !

— Même pas un bonjour, ce matin ? C’est que ça doit être grave », s’amuse l’assistant aux opérations comptables.

« Non, elle avait l’air plutôt contente ! On se retrouve à la machine à bière pour la pause tout à l’heure ? lui demande Kloudsig. J’ai des trucs à te raconter ! Tu veux pas savoir comment s’est passé ma soirée au Pink Dwarfette avec ma nouvelle copine ?

— Ah ben si ! s’exclame le nain tout en passant sa blouse de comptable et ses élastiques de manche. Je te laisse, à plus tard et merci…

— Pas de quoi et à tout à l’heure ! »

Grüdüg sort des vestiaires en pressant le pas du mieux qu’il le peut, c’est-à-dire pas tellement. Il passe devant la réception, adresse un rapide bonjour et un sourire à la charmante Bitsil qu’il n’a pas eu le temps de saluer – elle lui répond par un pouce levé qui pourrait signifier « extra ! » – et arrive devant le bureau de la « Banshee ». Il en est toujours à se demander s’il doit frapper ou attendre une accalmie lorsqu’on lui hurle :

« Entre, champion ! Tu vas pas laisser réchauffer cette super bière ! »

La cheffe est en joie ce matin, elle le tutoie même ! Elle a ses raisons : le dernier parchemin de stats que Grüdüg a fourni a fait exploser le cours de l’action. Même si lui sait bien qu’il n’y est pour rien, il reste le messager de la bonne nouvelle.

« Et tu es promu chef comptable ! »

Enfin ! Tout en trinquant avec Bagfi (le vrai nom de « Banshee »), il est joie. Son ambition enfin récompensée ! Son talent enfin reconnu ! En étant cadre, aucun risque désormais d’être rétrogradé dans les mines ! Son secret monstrueux – sa claustrophobie – restera bien gardé.

Le soir, tandis qu’il fête ça avec Kloudsig au Pink Dwarfette, il ne peut s’empêcher de se demander quel est ce pincement au cœur qui le saisit lorsque, au septième verre, affluent les images d’une jolie rousse inconnue.

Contrainte 1 Un verre à larmes

 LA MARCHANDE DE QUATRE SAISONS

Il était une fois une petite marchande de quatre saisons. Son étal était l’un des plus variés du petit marché à la sortie du métro. Il resplendissait des couleurs de légumes et des fruits les plus divers et les plus variés de la région. C’était un plaisir pour les yeux, un régal pour le nez, un festival pour les sens. Les passants  les plus revêches y effectuaient leurs achats et repartaient avec le sourire. Le frais minois d’Angèle n’y était certes pas pour rien.

Un  matin en préparant son stand, elle trouva un large paquet de carton brun. Sur la boîte était inscrit ces mots : « le temps qu’il fera». Et derrière, en tout petits caractères, plus minuscules encore que sur une police d’assurance «  Fabriqué au Royaume-Uni » Le même texte était inscrits en d’autres langues.

La jeune fille, intriguée ouvrît le colis. Différents petits sachets enrobées d’un tulle blanc qui lui évoquait les sachets de thé qu’elle buvait lorsqu’elle rendait visite à sa vieille tante Dominique. Chacune des petites enveloppes portai des inscriptions mentionnant «  Soleil » ou Pluie abondante » ou encore «  Neige ». D’autres étaient plus explicites «  Ciel bleu nuageux avec vent force 4 » ou encore «  Petit crachin du matin suivi de soleil avec peu de chaleur »…

Les odeurs étaient différentes aussi: Un parfum de sable chaud et d’embruns s’échappaient du sachet intitulé «  Soleil à la plage », et celui de « Temps chaud à la campagne » empestait le blé coupé et la sueur de moissonneur.

Sans vraiment hésiter, elle disposa les sachets sur un petit plateau gris et bleu et inscrivit sur un plateau de carton ou elle avait dessiné un soleil jaune et des nuages gris perle « Nouveau : Le temps qu’il fait, le temps qu’il vous faut, 1 euro ! ».

Le premier client qui s’arrêta après s’être saisi de quelques clémentines eût un œil interloqué sur les étranges produits.

— C’est quoi ça ?

— Ben vous voyez bien. Vous pouvez acheter le temps qu’il va faire. Vous emmenez le sachet chez vous et dans votre région, la météo sera celle qui est inscrite sur le sachet. Selon le mode d’emploi, Vous devez simplement l’ouvrir  à l’endroit désiré.

Le client haussa les épaules, puis s’empara d’un » Soleil à la plage » et repartit. Pour un euro, autant satis faire sa curiosité. Tel fût le cas de nombre des habitués de la petite marchande ce jour-là.

Elle fît des ventes importantes ce jour-là et les suivants. Car il s’avéra que les sachets remplissaient leur office. Grâce à cette caisse inépuisable et sans fond, les clients revenaient sans cesse, ravis. Il n’y eût plus bientôt parmi les nouveaux amis d’Angèle de gens rendus grognons par un week-end sur les plages du nord gâchés par la pluie, de randonneurs découragés par la canicule, d’amateur de ski craignant le manque de neige ou de jardiniers amateurs désespérés par une pluie trop rare.

Toute une clientèle se pressa bientôt chez la jeune femme. Angèle ne faisait pas fortune. Elle était simplement ravie de ne plus rencontrer que des mines réjouies.

Tout aurait pu continuer ainsi longtemps.

Un matin, cependant de la bouche d’aération qui se trouvait juste devant la carriole d’Angèle, se dégagea une épaisse fumée blanche aux odeurs de matin pluvieux. La jeune fille affolée constata que personne autour d’elle ne s’était aperçu du phénomène. Elle se trouvait isolée du reste du monde. Lorsque la brume se dissipa, un étrange personnage apparût.

Imaginez- vous un jeune homme au gros nez rouge, emmitouflé d’une grosse écharpe en laine bleu et blanches, habillé d’un ciré jaune de pécheur dégoulinant d’eau et de grosses bottes de pécheur vertes.

Un tel personnage aurait habituellement déclenché le rire frais de la jeune fille mais là elle était terrifiée.

— Qu’est ce que voulez dire ? ânonna la jeune fille Angèle.

— Ben oui. Quand vous faîtes vôtre petit commerce, vous croyez rendre service pas vrai ?

— Angèle hocha la tête.

— Ben oui mais le temps qu’il fait est une mécanique ; si il fait beau quelque part, il pleut ailleurs. Ah vous en avez gâché des week-ends et brulé des jardins ! Je ne vous raconte pas la colère des gens de météo et des organisations syndicales agricoles. Quand aux marchands d’article  contre le soleil ou le mauvais temps, plus de planning !

Angèle se mît à  pleurer.

Le jeune homme se radoucît.

— Bon,ne ternissez pas vôtre belle figure avec ces larmes. Tenez, je ne devrais pas mais voici un verre à larmes. Mettez le sous vos yeux et rassurez-vous, je suis venu assez vite pour éviter des catastrophes. Pas d’inondation, pas de feu de forêt. Pour cela, malheureusement, les hommes n’ont pas besoin de sachets.

Angèle se saisît de l’étrange objet qui ressemblait à un verre à dents mais au fur et à mesure que ces larmes y coulaient, le récipient prît toutes les couleurs de l’arc en ciel.

Lorsqu ‘elle se fût bien épanchée, elle remit le verre  au jeune homme et se rendît compte qu’il était charmant et bien fait de sa personne. Elle lui envoya un sourire qu’il lui retourna.

Angèle ne vendît plus jamais les mystérieux sachets. Mais ses légumes étaient toujours si délicieux que les clients ne lui manquèrent pas. Et chacun pût apprécier le jeune poissonnier qui s’était établi auprès d’elle et lui et la couvait de son regard attendri. Plus que tout, le bonheur émanant du jeune couple suffisait à ensoleiller un moment la journée des  hommes et des femmes qui passaient par là.

Contrainte 1 Une catapulte
Contrainte 2
En bas d’une pyramide aztèque

TIC TOC

Si vous êtes rongé par des angoisses, des peurs, ou au contraire habité par un optimisme fou, une volonté inébranlable, mais que le doute s’insinue en vous tel un long serpent bigarré, il existe un endroit où vous pouvez aller.

Où que vous soyez, demandez à voir Tictochoakk, il y aura toujours quelqu’un pour vous indiquer le chemin. Vous devrez traverser des mers, des déserts, des contrées inhospitalières, ou tout simplement marcher dix minutes parce que vous êtes un sacré veinard.

Personne ne la regarde, mais tout le monde sait qu’elle est là. La belle Tictochoakk : le temps glisse sur sa peau mate et n’y laisse que des tatouages et des courbes suggestives, et sa longue tresse d’un noir d’encre semble narguer la chevelure des aïeules du village, pourtant plus jeunes qu’elles. Selon les arbres centenaires et les oiseaux moqueurs, Tictochoakk a toujours été là, au pied de sa pyramide, dans sa petite échoppe constituée de piquets de bois et de tissus tendus. Elle n’expose rien à vendre, elle chantonne toute la journée, et pourtant ses bras sont chargés de bracelets en or, les lobes de ses oreilles pendent sous le poids des anneaux précieux, et chacun de ses pas est rythmé par les bijoux de ses chevilles. On adore et on craint Tictochoakk comme la déesse qu’elle souhaiterait être.

Sur la table devant elle se trouve un disque. Il est vieux et craquelé mais il se murmure que quiconque le touche est réduit en poussière. Il est composé de différents cercles qui tournent séparément, avec des gravures, des dates, des étoiles, et autres inscriptions occultes incompréhensibles pour un simple mortel. Le disque est placé au centre de la table, elle-même soigneusement alignée sur les antiques traces des coulées de sang des sacrifices qui avaient lieu autrefois en haut de la pyramide aztèque.

Que vend donc Tictochoakk ? Avec son mystérieux calendrier, Tictochoakk sait prédire l’avenir, votre avenir, et surtout, Tictochoakk peut le modifier. Votre femme va vous tromper ? Contre une année de votre vie, Tictochoakk fera en sorte que cela n’arrive pas. Vous allez mourir d’une maladie ? Dix années, et la mort oubliera de passer vous chercher. Vous n’aurez jamais d’enfant ? Quinze année, et votre ventre s’arrondira dès le lendemain. Tictochoakk vend l’avenir, l’avenir heureux, contre votre temps de vie. Et ainsi Tictochoakk reste jeune, tandis que votre dos se voûte, vos mains se raidissent, et vos jambes vous trahissent.

Mais ces derniers temps, Tictochoakk refuse des clients. Elle pose ses jolis yeux sur vous, consulte son disque, affiche une mine renfrognée, et chasse d’un geste irrité le client malheureux. Dans le village, on s’inquiète. Les sages consultent également leurs calendriers, ébauchent cent mille et une théories toutes plus farfelues les unes que les autres, mais sont obligés de reconnaître qu’ils ne voient rien. Dans l’espoir d’apaiser son courroux on dispose des offrandes de plus en plus somptueuses autour son échoppe : montagnes de fruits exotiques, rivières de pierres précieuses… Mais elle ne daigne même pas regarder ce que contiennent les paniers tressés avec déférence. Elle reste assise devant son disque, regardant passer les villageois d’un air morne. On ne l’entend plus chanter.

Le conseil des hommes ayant démontré son incapacité à régler le problème, le conseil des femmes se réunit pour débattre de la question. Elles réfléchissent toutes ensemble : qu’est-ce qui procure chez une femme une indifférence à ce qui l’entoure, un désintérêt pour son travail, et des soupirs capables de fendre la terre en deux ? Après plusieurs heures de discussions animées, elles en viennent triomphalement à une conclusion : Tictochoakk a besoin d’un mari. Bien sûr, l’intéressée n’est pas mise au courant de ce diagnostique : indépendante et farouche, qui sait ce qu’elle pourrait faire à l’avenir de l’infortuné messager ? Non, il faut agir dans la subtilité, afin d’avoir de nouveau droit à un horizon heureux et sans peine.

Le conseil des femmes réfléchit à nouveau. Quel homme pourrait convenir à Tictochoakk ? Elles font la liste des candidats potentiels, mais très vite un se dégage du lot : un jeune homme du village voisin, beau et fort comme un dieu, pas encore marié car grand voyageur même si personne ne sait où il va. Toutes les jeunes femmes manquent de défaillir dès qu’elles croient l’apercevoir. Justement, il vient de rentrer chez ses parents. Une petite délégation se rend donc chez le dénommé Rremonttemook, qui voit d’un œil curieux ces femmes à la mine grave lui demander de séduire la célèbre Tictochoakk. Toujours à la recherche d’un nouveau défi, et rêvant déjà de caresser la peau satinée de la belle, il accepte de lui rendre visite afin de définir si les dieux de la séduction lui seront favorables.

Ce jour là, Tictochoakk est d’une humeur exécrable. Elle s’est enfin décidée à regarder dans les paniers les présents laissés par les villageois, et y a trouvé une quantité astronomique de fruits pourris dans le jus desquels baignaient de raffinés bijoux. Dégoûtée, Tictochoakk a passé toute sa matinée à modifier l’avenir desdits fruits afin de pouvoir récupérer les brillantes offrantes sans se salir les mains. Contempler l’avenir d’un fruit est particulièrement ennuyeux, et Tictochoakk a les yeux fixé sur un ananas mal en point au destin pathétique quand elle sent une odeur à la fois musquée et enivrante lui chatouiller les narines. Elle releve la tête, s’arrachant à son sauvetage fruitier, et croit recevoir un coup de massue dans la cornée. Le jeune homme qui se tient devant elle est très certainement le plus incroyable qu’elle a jamais vu : regard profond, sourire ravageur, muscles saillants, peau parfaite, chevelure brillante, mais surtout possédant une aura temporelle comme elle n’en a pas croisé depuis longtemps. Oubliant instantanément ananas, grenade, kiwis et autres denrées couvertes de moisissures, elle adresse un sourire charmeur au jeune homme.

Il se présente sous le nom de Rremonttemook et lui demande d’une voix suave si elle peut lire son avenir. Tictochoakk s’empresse de consulter son disque. Elle tourne un premier cercle, puis un second, puis un troisième. Elle relève brièvement les yeux vers son client, laissant sur son doux visage transparaître une certaine perplexité, puis tourne une petite molette presque invisible sur le côté du disque. Les symboles et écritures se mettent eux aussi à tourner joyeusement dans ce qui semble être l’anarchie la plus complète. Tictochoakk commence à grommeler, tire sur sa tresse, claque la langue, et recommence ses manipulations. Bientôt excédée, elle redresse brusquement la tête, croise les bras, et scrute Rremonttemook avec attention. Le jeune homme éclate d’un rire franc, irrespectueux aux oreilles de Tictochoakk, qui commence à trembler de colère.

Présentant les paumes de ses mains dans un geste apaisant, il lui propose de venir chez lui, et là elle comprendra pourquoi elle ne parvient pas à trouver une quelconque cohérence dans son avenir. Furieuse que son impuissance ait été percée à jour, et ayant la désagréable impression d’avoir été jouée, Tictochoakk lui jette tout d’abord l’ananas à la tête. Après avoir contemplé d’un air satisfait le jeune homme couvert de jus nauséabond, elle accepte de le suivre.

Ils marchent ensemble jusqu’au village voisin sans prononcer un seul mot. Tictochoakk étant un tintinnabulement ambulant, ce n’est cependant pas sans bruit, et de nombreux curieux regardent passer d’un air ébahi ce couple superbe, même si l’un d’entre eux sent particulièrement mauvais. Au lieu de l’emmener dans une des maisons du village, Rremonttemook entraîne la vendeuse d’avenir vers une grotte à l’écart du village, cachée par la végétation touffue. Il lui demande de l’attendre quelques secondes, puis revient, tirant derrière lui à l’aide d’une corde une imposante catapulte.

Tictochoakk ne s’attendait certainement pas à ça. En s’enfonçant dans la forêt, elle aurait plutôt prédit un moment torride et sensuel – après avoir passé Rremonttemook sous une cascade – mais certainement pas à une catapulte. Tictochoakk est de petite taille, ce qui la complexe beaucoup, et pour elle la machine prend des proportions gigantesques. Elle l’observe un moment, constatant également que Rremonttemook semble afficher une grande fierté, puis ose poser la question qui s’impose : « Et alors ? ».

Le jeune homme sourit d’un air indulgent, ce qui refait bouillir le sang de Tictochoakk. Il lui explique alors ce qui paraît impossible, même pour elle. Quand il décide de partir en voyage, il grimpe dans cette catapulte qu’il a pris soin d’armer, coupe lui-même la corde, et traverse ainsi les airs et le temps, atterrissant alors dans le passé ou dans le futur. Pour revenir il lui suffit de verser un peu de son sang : le sang appelant le sang, il se retrouve devant la maison de ses parents. Cela explique pourquoi Tictochoakk ne peut pas lire son avenir.

Tictochoakk lui aurait rit au nez si elle n’avait pas elle même constaté l’impuissance de son calendrier à prédire quoi que ce soit concernant Remonttemook. Elle demande bien évidemment à essayer la machine.  Le jeune homme s’assoit en tailleur, elle fait de même en face de lui, et ils commencent à marchander.

Après plusieurs heures de négociations, ils parviennent à un accord : Rremonttemook laissera Tictochoakk utiliser sa catapulte si elle lui révèle pourquoi elle refuse de lire l’avenir de ses clients depuis quelques mois, créant ainsi une grande inquiétude dans la population. Et contre quelques rapports charnels également, mais à ce sujet, les deux parties étaient d’accord dès le début.

Tictochoakk prend donc une grande inspiration, et expliqua au jeune homme ce qui est en train de se passer. Tous ceux qui viennet la voir possèdent le même avenir : ils mourront tous le même jour, à la même date, dans les même conditions. Tictochoakk a vu la fin du monde, et elle ne peut rien y faire, même si elle est intimement convaincue qu’elle-même y survivra. Par ailleurs, cette catapulte peut être un excellent moyen de fuir l’issue fatale en cas d’erreur de sa part, ce qui lui semble cependant peu probable. Rremonttemook est quelques instants ébranlé, se console dans les bras de Tictochoakk selon l’accord du marché, et accepte enfin de la hisser dans la catapulte.

Tictochoakk s’installe confortablement dans le cercle en bois. Elle lisse ses cheveux, rajuste ses bijoux, et hoche la tête pour signifier qu’elle est prête. Ce n’est que lorsqu’elle voit Rremonttemook couper la corde qu’elle se rend compte que, n’ayant pas de parents à l’époque dans laquelle elle se situe, ni personne de sa famille, elle ne pourra certainement jamais revenir. La dernière image qu’elle emporte avec elle est le sourire triomphant et satisfait de Rremonttemook, ce traître, qui lui n’a de toute évidence pas oublié ce détail. Tictochoakk fend les airs dans un hurlement de rage, perdant ainsi un peu de sa superbe. La force du vent lui arrache bientôt toutes les années qu’elle avait engrangées, ainsi que ses vêtements. Elle remonte le temps d’aussi loin que tout cet avenir supplémentaire qu’elle s’était octroyé, et termine son voyage sous une forme plus petite, amoindrie, mais toujours aussi adorable : un nourrisson au visage angélique déposé sur le pas d’une porte.

Quant à Rremonttemook, il a accompli sa mission : éliminer la petite marchande de temps, celle qui, par ses multiples interventions dans le cours des choses, et sa paradoxale existence, a bien faillit déclencher l’apocalypse. Il s’assoit à côté de sa fidèle catapulte, et, pour fêter sa victoire, déguste avec délectation un ananas frais.

TEMPS MORT

« Hé monsieur ! Vous en avez marre des temps morts ? Vous voulez que vivre votre temps plus intensément ? Vendez-moi vos temps morts et achetez du temps de qualité ! Vous vivrez plus longtemps vos instants ! lance la jeune fille.

— Tenez, j’ai mes deux heures quotidiennes de spacebus qui ne m’ont pas servie aujourd’hui. répond l’homme en costume cravate.

— Je vous les achète vos deux heures de temps long contre une demi-heure de temps long.

C’est moins qui hier, j’en veux au moins trois quart d’heure ! dit-il en consultant les lueurs bleutées dans la paume de sa main.

— Vous êtes de plus en plus nombreux et j’écoule difficilement le temps long, tout le monde ne demande que ça du temps court. Je vous en donne trente-cinq minutes mais pas plus. A prendre ou à laisser. »

L’harangueuse semble avoir tout au plus quinze ans, elle est blonde, les joues potelées mais le visage carré, un t-shirt holographique simple qui annonce « En manque de temps libre ?» et un regard émeraude qui transperce l’âme. Sa simple présence trouble et elle semble se dissoudre dans l’air quand on l’observe avec trop d’insistance.

Son regard qui scrutait actuellement son premier client de la soirée était glacial et brutal, nécessaire quand on présente au monde un corps qui ne correspond pas à l’attendu social : celui d’un homme blanc riche. L’archétype même de ces clients réguliers, des cadres moyens à supérieurs en manque de temps fluide pour profiter du temps solide qu’ils dépensaient à le gagner.

« Bon, topez là, qu’on en finisse ! cracha-t-il d’une moue dédaigneuse en tendant la main vers la jeune personne qui attendait qu’il se décide. » Elle, les bras croisés dans une attitude provocante, attendait qu’il accepte car ils acceptaient toujours, trop avides de bon temps.

Elle agrippe la main tendue, le contact froid et vibrant des deux compteurs qui procèdent à l’échange fait trembler l’homme. Elle restait de marbre, habituée qu’elle était à ces tractations. Les chiffres s’échangent, le temps passe de main en main.

***

« Kâlâ ! S’il te plaît ! Tu as un peu de temps pour moi ? » interpelle une femme d’une trentaine d’années.

— Bonjour, mon amie. Oui, j’ai plusieurs heures à t’accorder mais tu connais mes tarifs.

— Oui, j’ai plusieurs heures de temps court pour toi, donne-moi autant de temps long que tu peux. J’ai quatre heures pour toi ! Quatre heures de qualité, elles ne me serviront plus maintenant que mon amour est morte.

 — Je t’en donne 16 heures de temps long. Ils m’en donnent tellement que je peux bien faire un geste pour toi.

— Tu es un ange mon petit Kâla ! Donne-moi ta main ! s’écrie-t-elle dans un sourire.

— MA petite, je te l’ai déjà dit Mariam !

Tendant la main, elle crée le contact de compteur, transférant du temps libre à la jeune femme. Elle regarde la femme s’en aller, un vague sourire aux lèvres. La dealeuse de temps plonge dans les comptes de ses premiers échanges de la soirée, et ne voit pas s’approcher un homme en tenue de soirée, l’air préoccupé lançant des regards dans tous les sens, les traits tirés.

« Vite, donne-moi du temps, je n’en ai plus assez, je ne comprends pas, que m’as-tu fait ?

— s’exclame-t-elle sortie brutalement de ses pensées

— J’ai besoin de temps, mais plus j’en passe plus il passe vite, qu’as-tu fait ? hurle l’homme, la rage aux lèvres, tentant de saisir la main de l’adolescente

— On ne me touche pas comme ça ! s’écrie-t-elle, avant de disparaître dans un bond rapide. »

L’homme qui tentait d’attraper avec précipitation la main de la vendeuse ne rencontre que le vide. Son interlocutrice avait disparu dans la fraîcheur matinale avant qu’elle ne l’atteigne.

***

Le visage encapuchonné dans sa veste, Kâlâ fait ses comptes de la soirée, calée dans son lit-tube. L’altercation aurait semblé anodine pour la majorité mais pour elle, le sentiment vif d’une intrusion non-souhaitée dans sa sphère privée l’avait perturbée. Elle aurait cru s’être débarrassée de cette gêne depuis les années qu’elle marchandait mais non, cette peur du contact n’avait pas disparu avec le temps, elle apprenait lentement à composer seule avec cette variable impondérable.

« Flash information : Le multimillionnaire John Irvine qui avait fait fortune dans l’immobilier retrouvé mort à son domicile, son compteur se serait emballé, laissant s’échapper tout son temps. Une enquête est en cours, d’après les autorités, c’est un cas isolé, la robustesse du matériel temporel n’est pas à remettre en cause. Et nous retrouvons tout de suite notre page sport avec la finale internationale de Rollerball qui voit s’affronter l’Union Africaine et les États Eurasiens Unis ! »

« Tiens, ça commence à porter ses fruits, mais il va falloir rassurer la clientèle… A force de faire passer leur temps à toute vitesse, leur temps passe trop vite et une semaine dure un siècle… Qu’ils meurent, ces gâcheurs de temps, ils dégageront le paysage de leur envies morbides de vie éternelle au soleil. Vous voulez vivre à toute vitesse ? Mourrez de la même manière, vous n’aurez rien savouré… Et tous ceux qui rêvaient d’une révolution, ils l’auront, les riches auront tout le temps qu’ils veulent mais en mourrons vite et les pauvres vivront lentement mais longtemps ! »

 

JE SUIS UN ROUAGE GRIPPÉ

La foule, compacte, m’aspire dans la bouche de métro et m’emmène de force sur un chemin que je ne connais que trop bien. Le retour au bercail, après mon labeur quotidien : ni plus ni moins qu’un travail ne portant pas le moindre sens, dans un bureau ouvert, à manipuler chiffres et données ne me regardant en rien. La corvée est libératrice, certes, loin de moi l’idée d’aller à l’encontre du mantra officiel de l’Autorité. Elle est libératrice mais elle pèse sur ma carcasse, elle alourdit mes pas et me fait perdre toute envie. Même l’odeur du souffre, qui fait suinter les murs, ne provoque plus en moi la moindre réaction physique. C’est un relent quotidien, routinier et plus personne n’y prête attention. Je marche mécaniquement dans les couloirs, accompagné de centaines de personnes. J’imagine que nous partageons la même médiocrité, la même énergie qui se tarit, mais j’ai toujours cette question que je me pose sans cesse, sans l’avouer franchement : est-ce qu’ils sont tous, comme moi, englués dans les tâches répétitives ? est-ce que nous avons tous en commun cette non-ambition qui fixe lourdement notre cul sur une chaise molle, dix heures par jour ?

C’est ce spleen du lundi soir qui explique peut-être pourquoi je ne m’empresse pas de prendre mon métro à Opéra. Je stagne sur le quai et ne me soucie nullement de cette foultitude de bras, de jambes, d’épaules qui tentent de me faire bouger du chemin, contre mon gré. Certains ne peuvent prendre le temps, comme moi, de faire du sur place et de réfléchir en vain, et je ne peux absolument pas leur en vouloir. Ils ont un trajet balisé, chronométré, c’est-ce que nous avons tous, mais j’ai envie pour une fois de m’arrêter. Je remarque d’ailleurs rapidement que je ne suis pas le seul à encombrer le passage : une petite dame à la peau jaunie, au regard gris et aux cheveux délavés. Ses yeux se perdent dans le vide et je crois distinguer un petit sourire en coin, que j’aimerais bien relier aux quelques excentricités qui composent sa tenue. Un manteau rapiécé, des plumes colorées qui sortent de son col ouvert et des bijoux en toc qui alourdissent inutilement ses petits bras. Je l’entends marmonner des paroles d’une chanson qui m’est inconnue :

Quand nous chanterons le temps des cerises,

Et gai rossignol, et merle moqueur

Seront tous en fête !

Les belles auront la folie en tête

Et les amoureux, du soleil au cœur !

Quand nous chanterons le temps des cerises,

Sifflera bien mieux le merle moqueur !

J’ai à peine le temps d’ouvrir la bouche pour l’interroger sur sa musique qu’elle se tourne vers moi et me tend une main. J’hésite quelques secondes, ne sachant pas à quoi m’en tenir, mais j’estime finalement que je ne risque pas grand chose à la saluer comme il se doit. Elle se prénomme Christine, m’explique qu’elle est marchande et que son commerce, illégal pour l’Autorité, vise à fournir aux gens perdus comme moi des plumes. Contre 25 euros, elle m’en promet trois, et m’assure que je ne trouverai aucune drogue aussi efficace que la sienne.

La mendicité, la folie et la délinquance sont des vestiges du passé. En théorie, on ne trouve plus rien de bien dérangeant dans le métro depuis des années, et c’est bien pour cela que cette Christine, qui pense vendre une drogue avec ses plumes, ne semble pas être à sa place. Je n’ai aucun problème avec celles et ceux qui perdent tout bon sens, tant j’ai moi-même le sentiment de frôler parfois quelques limites. Si cette Christine n’a rien à faire là, j’estime également que je ne suis peut-être pas non plus à ma bonne place. Je ne manque pas d’argent, ces vingt cinq euros lui permettront de trouver à manger et moi j’aurai quelques plumes qui me laisseront un souvenir plus tard des bizarreries de cette petite marchande. Je lui donne la somme convenue et lui demande naïvement comment utiliser sa drogue fabuleuse : La plume verte pour le temps perdu, la plume rose pour le temps du repos, la plume blanche pour le temps de curé. Tu avales la plume désirée, tu fermes les yeux, tu attends dix secondes et tu profites. Elle jette mon argent dans son sac à main, me donne mes trois plumes et me plante là sur le quai. Je la regarde s’éloigner, j’imagine qu’elle a peur de se faire embarquer par l’Autorité et qu’elle tient à son commerce de plumes semblant avoir des vertus miraculeuses sur le temps. La petite dealeuse de temps, voilà une rencontre que je ne m’attendais pas à faire aujourd’hui.

J’ai 15 arrêts avant le terminus pour repenser à tout cela, quelques centimètres d’espace dans ma rame bondée et un air quasiment pas étouffant. Je décide de profiter de ce confort royal pour examiner la drogue imaginaire de Christine que je viens d’acheter à un prix défiant toute concurrence. Trois plumes colorées absolument normales, rien de bien notable, si ce n’est que je n’arrive pas à savoir si la couleur est d’origine. Comme tout cela m’amuse, je décide de me prendre au jeu.

J’avale la plume verte, je ferme les yeux, et je compte dix secondes. Je suis certainement ridicule mais personne ne prête attention à moi tant que je n’entrave pas les actions des autres travailleurs. Le temps s’égrène et je dois avouer que cette plume a du goût. Un semblant d’acide, de l’écorce d’orange, et un goût terreux que j’ai déjà rencontré quelque part. Certainement au fond d’une bouteille d’un alcool quelconque. J’ouvre les yeux et constate que je ne suis plus dans ma rame de métro : je suis dans une chambre d’enfants dépouillée du moindre meuble, à l’exception d’un pupitre en bois et d’une chaise. Je distingue une feuille  posée sur ce bureau d’écolier et je sais très bien ce que je vais y trouver. Pour sûr, c’était la chambre que j’habitais en tant qu’enfant, je devais avoir huit ou neuf ans et j’ai tué des heures et des heures à recopier inlassablement les livres que mon père m’offrait. C’était un exercice qui me plaisait car on me complimentait sur le soin de mon écriture. J’avais certainement décidé, déjà à l’époque, de faire plaisir aux autres, au détriment de ma propre personne. Je recopiais des pages et des pages, sans m’occuper du sens de ce que j’écrivais et je montrais cela à mes parents, mes instituteurs et toutes les personnes qui étaient en mesure de me féliciter. Une lubie d’enfant qui s’ennuyait et qui avait du temps à perdre. Le temps perdu, c’est bien la plume verte.

Le réveil est brutal, un mal de crâne m’extirpe de cette bizarrerie et je me retrouve dans mon métro étouffant. La dealeuse de plumes a finalement de bons produits et je dois dire que cette première prise me donne envie de connaître la suite.

Plume rose, temps du repos : un goût de fraise, de banane, et de kiwi.

Cette fois, je ne suis pas seul : grosses fesses, bouche pulpeuse et gémissements d’une femme qui semble partager un lit avec moi. Elle me fait rouler, me manipule et ne me laisse à peine le temps de comprendre que je suis revenu à l’époque de mon premier amour, et de ma première relation sexuelle. Une certaine Virginie, ou peut-être Chloé ? Quoi qu’il en soit, elle se jette sur mon corps avec entrain et sa nudité fait remonter en moi des souvenirs physiques que je n’ai plus connu depuis bien longtemps. Elle et moi, nous avons assez de chair pour nous triturer, nous palper et nous sentir. C’est une époque assez lointaine où nous pouvions nous permettre d’abandonner naïvement toute pudeur, toute réserve et je suis bien incapable de savoir pourquoi, et comment, tout cela a changé. Je ne me souviens plus de son prénom et je le regrette profondément.

Le mal de crâne n’est plus seul, j’ai aussi d’énormes courbatures et je dois dire que le deuxième réveil est plus douloureux que le premier. Mais l’envie de prolonger l’expérience est plus forte : j’avale ma troisième plume, la blanche, le temps de curé.

Et là, rien ne se passe. Absolument rien. J’ai bien compté dix secondes, j’ai bien avalé la plume mais je ne ressens rien et je suis toujours dans cette rame décevante. Le mal de crâne ne s’arrête pas, les courbatures sont de plus en plus douloureuses et je sens une angoisse éprouvante qui monte en moi.

Je suis accro aux plumes de ma petite marchande de temps.

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