« La Salle des ossements » de David Farland

La Salle des ossements de David FarlandS’il est banal que la Fantasy prenne comme cadre une société de type féodal, il faut avouer que Farland a inventé une forme de féodalité particulièrement originale, étonnamment cohérente – et propre à faire grimper au plafond les adeptes de la lutte des classes ! Ceux des lecteurs qui ont déjà lu les trois premiers tomes de la série peuvent sauter les paragraphes suivants, ils connaissent déjà le système. Ceux d’entre vous qui découvrent aujourd’hui cet auteur et ce monde vont être étonnés…

Dans le système féodal historique, le seigneur exige de ses vassaux service, fidélité, voire redevances en nature ou en monnaie en échange de sa protection. De mauvais esprits apparentent le système au racket. Disons que le racket est de la féodalité dévoyée… Dans le monde de Farland, ce n’est plus avec leurs biens, mais grâce à leur intégrité physique et intellectuelle que les vassaux paient leur seigneur. La magie des forceps, tige de « sang-métal » terminée par une rune, draine l’énergie vitale du Dédié pour la transmettre au seigneur (parfois à un membre de sa famille, ou à quelqu’un qu’il désire soutenir dans sa lutte) sous la forme d’un Don (Intelligence, Charisme, Constitution, Force, Agilité, Métabolisme, Vue, Ouïe). Et tandis que le seigneur ou le bénéficiaire acquiert un statut de surhomme, le Dédié demeure infirme, repoussant ou idiot. Le plus fort, c’est que le Don doit être volontaire, sans quoi ça ne marche pas ! Et seule la mort du récipiendaire ou du Dédié met fin au Don. Détruire les Dédiés d’un seigneur est un moyen très efficace de l’abattre. Vous verrez dans ce tome une technique très perverse d’infiltration dans la tour des Dédiés, traditionnellement l’endroit le mieux gardé d’une forteresse.
Que la magie des forceps n’opère pas sous la contrainte devrait empêcher tout abus. Mais on se doute que les méchants sont orfèvres en l’art de tourner cette loi. On peut tromper, corrompre, intimider, et surtout utiliser le Charisme déjà obtenu pour subjuguer de pauvres idiots prêts à se faire tuer pour vous. Cela donne l’occasion à Farland de nous montrer des foules décérébrées adorant un leader aussi charismatique qu’infâme. Toute ressemblance avec des personnes ayant existé…
Le système des Dons éclairci, reprenons donc le récit où nous l’avons quitté, c’est-à-dire dans un épisode classique du genre : le grand assaut final sous les murs de Minas Tirith, pardon, de Carris, combiné à une saisissante plongée aux enfers à côté de laquelle la balade dans les mines de la Moria s’apparenterait à une promenade de santé. Nous retrouvons les personnages principaux des épisodes précédents, et en priorité Gaborn Val Orden l’Élu, héritier du légendaire Roi de la Terre Erden Geboren (Notez que Erden signifie Terre en allemand, et qu’à deux voyelles près en ôtant le « val », fils de, le nom de l’héritier est une anagramme de celui du personnage légendaire). La plupart des personnages masculins positifs sont flanqués d’une parèdre, épouse ou fille adoptive, qui ne joue pas spécialement les potiches. Iomé combat les maraudeurs sur leur propre terrain pour soutenir la quête de Gaborn, Myrrima, mage-née de l’Eau accompagne et soutient Borenson dans sa quête pénitentielle pour les meurtres perpétrés dans le premier volume de la saga. Le mage de la terre Binnesman a formé la petite Averan, fillette qui au tome 2 fuyait sur un graak sa ville assiégée par les maraudeurs, rencontrait la «Wylde » conjurée et « égarée » par Binnesman et au tome 4 se retrouve, rien de moins, responsable de la remise en ordre du monde entier et de son orbite dans le cosmos. Le récit croise tous les fils directeurs de la saga dans un montage haletant. Les deux principaux sont les deux dangers menaçant les hommes : l’invasion des Maraudeurs, monstruosités aveugles des profondeurs du monde, fort malheureusement douées de magie et de langage… odorant, déjà repoussés dans le tome 2, mais qui reviennent à l’assaut. De l’autre côté, une vieille connaissance des habitués de la série, le roi d’Indhopal, Raj Ahten, enrichi de milliers de Dons, a franchi une étape dans la déshumanisation : investi par un élémentaire du feu, fou de haine contre Gaborn qui a eu le grand tort de l’épargner, il est désormais Scathain, seigneur des cendres. Et à ses pouvoirs propres, il joint la force de son armée.
On se doute que le conflit va prendre ces formes spectaculaires qui au cinéma se traduisent par des effets spéciaux magnifiques vous tenant en haleine, mais à l’écrit peuvent paraître lassantes et répétitives. Farland évite cet écueil en variant énormément les champs de bataille, les techniques et les enjeux des combats. Même dans les batailles, il n’oublie pas les individus, et les privilégie le plus souvent.
Pas de bonne fantasy sans métaphysique : la magie utilisée est fondée sur les forces élémentaires : feu, eau, air et terre. L’eau et la terre du côté des « bons » : Gaborn, Binnesman, Averan et Myrrima, l’air et le feu, plus instables, du côté des méchants : le roi Anders et Raj Ahten. Et des Puissances du Monde Originel – dont les autres mondes sont des ombres, des éclats brisés (tiens, tiens, n’y aurait-il pas du Zelazny là-dessous ?) – interviennent dans le destin des humains : les Gloires pour le bien, et le Locus, esprit du mal appelé aussi Corneille, pour le mal. La Terre représente moins le Bien que la Vie, ou du moins une certaine harmonie incluant la destruction. Pour elle, les Maraudeurs sont aussi importants que les humains et son Élu se doit de protéger même les méchants. Et la Wylde, élémentaire de la Terre, est aussi sauvage et assoiffée de sang que son nom anglais ou allemand le laisse supposer, « juste destructeur », certes, mais aussi « inique messager », c’est en ces termes que Binnesman l’a conjurée.
Car Farland ne tombe pas dans le piège du manichéisme simpliste. Les camps sont loin d’être homogènes. Dans son propre pays, Raj Ahten a des ennemis insensibles à son charisme. Bien que Roi de la Terre et à ce titre suzerain spirituel des rois du Rofehavan, Gaborn est loin de faire l’unanimité parmi ses alliés. Cela va de l’adhésion molle à la trahison ou à l’affrontement. Inversement des ennemis peuvent par la force des choses finir par combattre pour la même cause. Chacune de ces intrigues à l’intérieur de la trame narrative principale complexifie le récit et retarde le dénouement pour notre grand plaisir.
Pas de triomphalisme dans ce récit enfin arrivé au terme d’un cycle. Les victoires sont acquises à un prix exorbitant, l’idée de sacrifice est omniprésente, d’ailleurs c’est elle qui soutient le système des Dons. Un Élu est d’abord un sacrifié, Gaborn en tête, mais cela peut aussi se dire de beaucoup d’autres. Les personnages sympathiques ne sortent pas miraculeusement intacts de leur aventure. Mais il fallait bien tout cela pour que triomphe, non un homme, non un pays, non pas même une cause, mais la « Fraternité ». 1

Note : 1. Il convient de préciser que les 3 premiers volumes du cycle avaient déjà été publiés en Pocket SF/Fantasy entre 2000 et 2002, mais chacun scindé en deux tomes. Ce 4e roman clôt le cycle de Gaborn, et avec le tome 5 (paru en juin 2011) commence le cycle de son fils Fallion (3 volumes parus aux États-Unis). L’adaptation cinématographique en cours explique sans doute cette tardive lucidité éditoriale. (NdR)

 

Chronique de Marthe ‘1389’ Machorowski

Éditeur Pocket
Auteur David Farland
Pages  666
Prix 9,80€

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