Votes pour le match d’écriture des Imaginales 2019 : « Plus on regarde et moins on voit »

Admettons le, nous aimons bien les contradictions apparentes. Charge aux auteurs de les réconcilier, avec bonheur ?

  • Plus on regarde et moins on voit
  • Sur la photo.
  • Des yeux de verre et de plastique
  • La dernière taverne
  • Une boucle douce-amère
Contrainte 1 Au sommet du mat
Contrainte 2 Un abattoir de licornes

PLUS ON REGARDE ET MOINS ON VOIT

Plus vite je saute, plus vite j’échapperai au froid et à la nuit d’encre. Une impulsion irrépressible m’a amené au bord du précipice, mais avec l’air humide du fleuve, alourdi par mes seize kilos de plombs aux chevilles et adossé à la balustrade rouillée du pont, je ne me lance pas.

Il n’y a pourtant rien à faire d’autre. La chute vertigineuse et l’impact dans l’eau glacée est le moyen de le plus sûr de ne pas retourner au travail demain. À quoi rêver, si ce n’est de ne plus appuyer le pistolet contre ces tempes douces, de ne plus presser cette gâchette et susciter le silence ? Les cornes coupées par mon collègue tintent à jamais en moi. Les licornes qui s’éloignent sur le tapis  roulant.

Qu’espérais-je autrefois, avant ces années d’horreur ? Je me souviens d’aventures à venir, d’histoires hallucinantes dans de fabuleux feuillets…  Une enfance livrée à une littérature libératrice.

À présent je suis adulte, et j’ai trop baissé le regard sur les bacs plastiques où s’accumulent les cornes argentées, fixation futile comme si je pouvais ainsi ne plus voir les beaux équidés inertes.

À présent, ne plus voir. Plonger dans le noir pour échapper aux ténèbres.

Je rassemble mon courage… mais sans franchir le critique seuil du vide.

Il m’apparait. J’aurais pu l’apercevoir bien avant. Sa musique joyeuse attire mon attention. Un immense navire sur le fleuve, toutes voiles rabattues, éclairé de lampions rouges, vert et jaunes. Encore une minute et il passera sous mes pieds.

Je suspends un instant mon suicide, prétextant ne pas vouloir m’écraser sur le pont du navire. Mais  de la proue des voix me parviennent, deux silhouettes, l’une déclamant un texte comme au théâtre. Leurs mots m’arrachent toute velléité de fuite.

« Si nous attendons d’être prêts, nous attendrons jusqu’à la fin de notre vie ! »

Je les entends rire, puis la même voix forte reprend, criant comme pour convaincre le vent de se taire.

« Le bien l’emportera toujours, car l’on accumule des forces qu’en temps de paix et le mal aime trop la guerre. »

Je me penche plus loin, pour mieux entendre. Leurs visages sont blancs comme neige… sont-ce des masques qu’ils portent ? 

«…Ô, mes amis, cette terre nous est seulement prêtée.  Il faudra abandonner les beaux poèmes, il faudra abandonner les belles fleurs, c’est pourquoi je suis triste en chantant pour le Soleil. »

Je me souviens, je connais ces mots. Des milliers de pages se tournent à nouveau en moi, ma mémoire excave des épopées incandescentes, des héros inflexibles, des morales d’acier et de verre, prêts à faire face à la vilénie du monde. Un auteur de mon enfance, ces mots exactement, un auteur qui m’a transporté… mais quel était son nom ? J’étais un enfant, de telles œuvres magnifiques ne pouvaient pas vraiment pour moi être œuvre humaine. Cette personne que j’ai tant lue, et qu’aujourd’hui j’ai enfin vue.

Mais sa silhouette est si loin en contrebas. Je ne distingue rien, et la voilà déjà qui passe sous mes pieds. Le bateau est emporté à bonne allure par le courant. Le premier de ses mâts passe, coiffé d’une petite vigie bardée de lampions. Un instant d’écoule. Le bateau avance. Le second mât se présente.

Quel est ce livre où la jeune femme bondit par dessus le précipice pour aller chercher l’herbe précieuse, seul remède pour guérir son ami d’enfance ?

Je n’ai qu’un instant : je saute dans le vide. Accélération, chute, violence. Déjà.

Pourtant quand je reprends connaissance, le front poisseux de sang, les jambes flageolantes, je me redresse dans la vigie du second mat. Le pont de mon suicide a déjà disparu, je suis emporté par le navire, à genoux au sommet du mât, volant à travers les ténèbres opaques. Nous naviguons sur notre reflet multicolore et dans le néant.

Quel est ce livre où des héros marchent au bord d’une falaise enneigée ? Un magicien courageux s’interpose pour protéger ses amis d’un démon. Il est jeté dans le gouffre. Mais cela ne le tue pas, il n’en devient que plus fort.

Je me traîne avec difficulté jusqu’à l’échelle de descente. J’ai la nausée, mes chevilles me font mal. Je n’arrive pas à les soulever, mais je les laisse glisser par le trou pour chercher le premier barreau. Ma main s’en empare, je quitte la vigie. Chaque barreau est un effort incroyable. Mais une partie de moi, ma conscience en retrait, passive, observe avec stupéfaction ma volonté inflexible.

Alric avait-il failli en descendant vers le volcan rougeoyant, pour reprendre aux flammes l’épée de sa destinée ? Alors moi non, plus, je ne renoncerai pas.

Chaque barreau me semble une corne d’animaux fantastiques, autant de raisons de plus de continuer, de laisser derrière moi

L’abatteur de licornes en moi a sauté d’un pont pour en finir. Mais je ne me laisse pas entrainer par son poids mort.

Un homme plein d’histoires prend pied sur le pont.

Je réalise soudain que je porte toujours aux pieds les plombs prévus pour m’entrainer vers le fond… Un rire hystérique me gagne, je tombe à genoux et me convulsent quelques instants en pleurant de chaudes larmes confuses.

Il me faut une bonne minute pour réussir à libérer mes chevilles. Puis je me redresse, essuie le sang séché de mes yeux et de mon visage, léger comme jamais, ignorant les douleurs dans mes poignets et ma hanche, emplis d’une énergie nouvelle.

L’auteur de mon enfance n’est plus à la proue, tout est désert, mais j’entends le piano sortir d’une trappe. Je m’y glisse immédiatement.

Dans la cale luxueusement aménagée, une fête bat son plein. Mes yeux s’habituent à la lumière intense des torches aux flammes vertes, rouges et jaunes.

Des dizaines de convives discutent joyeusement, habillés de beaux costumes, chacun un ou plusieurs livres à la main, très accoudés à des piles d’ouvrages contre les murs, sur les tables ou au milieu de la salle.

Chaque invité porte un immense masque d’un blanc ivoire. Je m’avance vers le plus proche.

– Excusez-moi… qui a écrit « Nous étions une assemblée vouée au bien, nous étions ensemble pour faire briller la lumière dans la nuit, nous étions ensemble, car c’est ainsi que les Hommes sont heureux. » ?

L’inconnu tourna vers moi son masque de hibou, d’immenses plumes en auréole, qu’il penche sur le côté avec perplexité. À travers les deux trous, ses yeux bleus semblent m’interroger.

– L’un d’entre nous monsieur. Mais il vous faut un visage, sinon vous n’irez nulle part.

Le voilà qui sort de derrière une pile de livres un masque comme les leurs. Avant que j’aie le temps d’apercevoir quoi que ce soit, il me l’ajuste et le fixe derrière mon crâne avec un système de lanière.

– Poser les bonnes questions ! me dit-il avant de s’éloigner en riant.

Je titube, tenant ma nouvelle apparence pour m’habituer à son volume. Je sens du bout des doigts que j’ai désormais de longs cheveux, ou poils, qui me descendent sur la joue. Mon museau semble volumineux.

– Madame, excusez-moi je cherche un auteur…

– Vous êtes au bon endroit ! me répond joyeusement la tortue au crâne dégarni.

Son décolleté ostentatoire me déconcentre un instant.

– Dans un livre, un frère et une sœur tombent chacun amoureux de deux inconnus, lorsqu’ils réalisent qu’il ont en commun la même maxime «  Tout ce qui est nécessaire pour que le bien l’emporte, c’est que les gens bien ne fassent rien. » Où est celui qui a écrit cela ?

– C’est Monsieur Snicket. Ah, ces pauvres orphelins, j’ai attendu jusqu’au dernier tome en espérant les voir heureux !

Elle se penche vers moi et je me dérobe, fuyant soudain à la vie pulsante qui se dégage d’elle.

Je percute presque un autre convive. Masque de lapin, une de ses immenses oreilles repliée.

– Monsieur Snicket, l’auteur, savez-vous où il se trouve ?

– Vous êtes un fan ? Moi-même, je ne m’en lasse pas. J’aimerais beaucoup lui parler, si vous le trouvez ! Je suis toujours marqué… souvenez-vous « le plus grand livre est celui dont le choc vital éveille en nous d’autres vies ».

Je hoche la tête. Romain Roland.

Tout ceci est-il réel ? Ai-je sauté de ce pont et suis-je en train de mourir dans l’eau glacée ? Je ne me sens pas mourant.

Je progresse dans la fête, interpelle un ours tirant la langue.

– Monsieur Snicket, répond-il ? Il porte un masque de chaton.

Je pars en quête du chaton.

Errant sur le plancher verni, légèrement ivre des vapeurs d’alcool et du roulis du navire, les mots me viennent, et je murmure.

« Ah! Donnez-moi au moins la démence, puissances célestes! La démence, pour qu’enfin je croie en moi-même! »

Et voilà qu’autour de moi des voix me font échos, soutiennent mes propos. Nous déclamons en cœur : « Donnez-moi le délire et les convulsions, les illuminations et les ténèbres soudaines, terrifiez-moi par des frissons et des ardeurs telles que jamais mortel n’en éprouva, des fracas et des formes errantes, faites moi hurler et gémir et ramper comme une bête: mais que j’aie foi en moi-même! Le doute me dévore, j’ai tué la loi. »

Et l’ultime silhouette se retourne, un chaton à l’air perplexe, un peu trop grand bien sûr par rapport à l’animal réel, mais dont la voix forte scande les mots finaux de la citation : 

– Je suis le dernier des réprouvés.

– Monsieur Snicket ?

– Moi-même. À qui ai-je l’honneur ?

J’ignore toujours quel masque j’arbore.

– J’ai lu tous vos livres. Quand j’étais jeune.

J’hésite quelques instants. Que suis-je venu dire ? Je n’ai rien prévu.

– Aujourd’hui, je suis employé dans un abattoir de licorne. Je suis chargé du pistolet qui tue l’animal. Mon voisin tranche ensuite la corne pour qu’elle parte aux sculpteurs. La viande est emportée pour la boucherie.

Le chaton me dévisage, silencieux et impassible. Il semble si jeune avec ce masque.

– Je ne sais pas comment vivre dans ce monde. Le sang, la mort, le massacre mécanique machiavélique… Je crois que je deviens fou. Vous qui savez tant, vous qui avez tant crée de beauté, dites-moi ce que je dois faire.

L’auteur retire son masque. C’est un vieil homme, ses traits tirés laissent néanmoins voir un sourire bienveillant, une bonhommie simple et chaleureuse.

– Mon ami, vous avez raison d’être fou. Je suis fou, nous le sommes tous. Nous serions fous de ne l’être pas. Je crois seulement qu’il est temps de partir en quête. Nous avons tous commis des actes que nous regrettons. Nous devons tous choisir nos batailles, concéder des regrets pour lutter contre notre impuissance à tout contrôler.

D’un geste lent, presque douloureux, il passe la main dans la poche intérieure de son veston. Il en sort un long objet fusiforme, à la pointe noircie d’encre séchée. Une plume de licorne. L’outil absolu d’écriture, taillé dans les cornes de la plus haute qualité.

– Mais bataillez mon ami. Bataillez pour voir au loin, pour ne pas fixer la noirceur du monde et pour voir la beauté et la bonté. Tracez votre caractère, bâtissez le bonheur. Vous venez de m’apprendre que je pouvais encore m’améliorer. Comme moi, vous pouvez raconter une histoire plus belle encore.

SUR LA PHOTO.

13 octobre 1961. Au-dessus de l’océan Atlantique.

 15000 mètres.

Sur la photo, Rebecca le regarde.

Les nuages, énormes, noirs, carnassiers, mangent et recrachent le petit U2 bringuebalé au-dessus de l’océan.

Les appareils ronronnent. Des petits drapeaux sont imprimés sur le tableau de bord, rappelant à Fitz son devoir patriotique. On lui a répété, la mission est d’une importance capitale, toi seul peux aller voir ce qui se passe là-bas, dans le sombre derrière l’océan.

Le moteur fait vibrer la carlingue, une pulsation rassurante qui se répand dans son corps.

Les aiguilles tournent dans leurs cadrans. Il vérifie l’altitude, tout se passe bien. Quelques turbulences tout au plus.

Soldat, vous seul pouvez voir, vous seul pouvez rapporter la technologie.

Le pouvoir de l’atome, ce n’est pas rien.

Embarquez soldat, en route, et bonne mission. La patrie compte sur vous.

Sir, yes sir.

Fitz se souvient de l’entraînement, les vols, les cours, portance, traînée, vitesse, décrochage. Il se souvient surtout des images qu’on lui a montrées. La bombe a explosé sur Berlin, un champignon de poussière qui s’est élevé dans le ciel, un boum entendu partout dans le monde.

 

16000 mètres.

Fitz vérifie encore une fois les réglages des appareils photos. Il s’occupe l’esprit. Il sait que l’U2 est fragile, un moteur à réaction sur la carlingue d’un planeur. Mais, il connaît sa mission. Il a foi en la technologie américaine. A cette hauteur, les radars russes ne peuvent pas le repérer.

Regarder sans être vu, soldat. Regarder jusqu’aux moindres détails. Regarder tout. Et trouver.

Voler à 20000 mètres, regarder les installations, photographier, rapporter les secrets.

Il enclenche les bobines de film. Des petits bijoux de technologie d’une précision exceptionnelle, développés grâce aux chimistes allemands. L’US Army a tout de même réussi à enlever quelques scientifiques européens, à les ramener sur les croiseurs.

Le jour de la honte.

Fitz sent le rouge qui lui monte aux joues. Il lève les yeux vers la photo accrochée : sa petite fille, Rebecca, quand elle avait 2 ans. Sur l’image, elle tient un petit cheval de bois entre ses bras croisés. Elle aurait 16 ans aujourd’hui.

Elle est née le jour de la honte, dans un hôpital de Denver. Fitz n’était pas là. Il n’a appris l’événement que 10 jours plus tard. La nouvelle, à peine quelques mots dactylographiés sur un bout de papier, lui a laissé un goût amer.

 

18000 mètres.

Soldat, il faut regarder. Soldat, ne laissez pas votre esprit divaguer. Jamais. Vous avez une mission. Les Etats-Unis ont une mission.

En-dessous, il n’y a que l’océan. Les côtes irlandaises ne sont plus loin cependant, il le sait. Il en a fait tant de ces vols transatlantiques, pendant la guerre. Cette époque glorieuse, quand l’ennemi était l’Allemand à petite moustache et ses tanks.

Il a envie de pleurer quand il pense à l’aveuglement de son gouvernement. Comment est-ce que le pouvoir de l’atome a pu leur échapper ?

Pendant des années, ils ont regardé vers Berlin. Tous ces efforts pour défaire l’horrible régime génocidaire. Des milliers de cuirassés, de bombardiers, de fantassins alliés.

En une nuit, les Russes l’ont défait.

Dans cette poussière qui s’est répandue sur le monde, il y avait des petites étincelles de Nazis, des poussières de femmes et d’enfants, des balayures d’Hitler. Tous les hommes de la terre ont respiré les testicules atomisés d’Hitler, ont-ils dit dans les journaux comiques que lisait Fitz sur la base perdue au fin fond du Colorado.

La deuxième bombe de Staline est tombée sur Londres. 

 

20000 mètres.

Fitz appuie sur le déclencheur. Pour essayer, pour vérifier que l’obturateur n’est pas grippé par le froid. Cla-ap. Rien d’intéressant pour l’instant, bien sûr, il passe au-dessus de Paris. Aux dernières nouvelles, le gouvernement français a renouvelé l’accord de collaboration avec Moscou. Pas tellement le choix, les canons des tanks russes pointés sur les Champs-Elysées.

Pfhh. On a toujours le choix. French Weasels.

Soldat, la route sera longue, rappelez-vous de votre objectif : les secrets de la bombe. Vos appareils peuvent repérer toutes les installations. Concentrez-vous goddamit !

Sir, yes sir.

Il avait envie de répondre que ce n’est pas de sa faute. Il serre les poings. Dans l’Air Force, une remarque comme celle-là peut valoir la cour martiale.

Sir, yes sir.

Les Américains regardaient vers Berlin. Ils n’ont pas vu. Les Russes et leurs réseaux de sympathisants partout dans le monde ont repéré un petit scientifique perdu dans Vienne. À l’époque, le taré à la frange venait tout juste de monter sur le petit trône des bouffeurs de choucroute. Staline a ordonné l’enlèvement du physicien.

Un jour, un petit physicien aux cheveux fous disparaît de Vienne. Un certain Albert Einstein.

Un jour, les Russes pulvérisent Berlin. Un jour les Russes pulvérisent Londres.

Un jour de honte, les Américains doivent rembarquer sur leurs bateaux, la queue entre les jambes, et abandonner l’Europe.

Un jour sa fille Rebecca meurt de tuberculose.

Cla-ap, il appuie sur le bouton, sans faire exprès. La colère lui crispe les doigts.

 

21000 mètres.

Le moteur grogne et fait vibrer la carlingue. À cette attitude, le manque d’oxygène rend la combustion difficile.

Les instruments tournent bizarrement. On l’a prévenu, cela pourrait arriver. Il a contourné Berlin et ses cendres radioactives, mais tout de même. L’Europe centrale toute entière, de la Tchécoslovaquie à la Pologne a servi de terrain d’expérimentation aux bombes soviétiques. La révolte de 1956 n’a guère aidé, même avec les armes parachutées par la CIA.

Cla-ap.

L’U2 s’approche des installations atomiques, le secret le plus protégé de l’ère soviétique.

Soldat, chaque jour, les forces russes se rapprochent de nos côtes. Ils nous menacent de leurs bombes. Ils nous ont pris Hawaï. Ils nous ont pris l’Alaska. Et nous sommes à genoux, pliés en deux devant ce géant brandissant l’Atome au-dessus de nos têtes.

Soldat, nous comptons sur vous.

Sir, yes sir.

Pourquoi est-ce qu’il s’est engagé ?

Sur la photo, sa fille Rebecca le regarde sans le voir. Il a l’impression que l’habitacle se referme sur lui, qu’il ne fait plus qu’un avec son minuscule avion.

Pourquoi est-ce qu’il s’est engagé à nouveau ? Jessica a pleuré quand il lui a annoncé : Et Sean ? Tu dois rester pour Sean. Lui est vivant. Mais Fitz jetait des coups d’œil vers la porte de la chambre de Rebecca, cette porte fermée depuis la mort de la petite fille. Derrière, la poussière s’accumulait sur le petit lit vide.

Il entendait des rumeurs, ce n’est pas la tuberculose. La poussière radioactive venue d’Europe entre dans les poumons des enfants et les ronge de l’intérieur. Un mal invisible.

Par tous les moyens, les scientifiques américains ont tenté de reproduire la bombe. Impossible.

Rebecca, elle est née le jour de la honte, le jour où les Américains ont dû abandonner l’Europe. Fitz n’était pas là. Il n’a appris l’événement que 10 jours plus tard. La nouvelle, à peine quelques mots dactylographiés sur un bout de papier, lui a laissé un goût amer.

Il y a quelque chose d’étrange sur les plaines de Varsovie, un gouffre ouvert dans le sol.

Cla-ap.

 

14000 mètres.

La carlingue tremble. L’avion est attiré vers la terre des hommes, comme par une force magnétique.

Un bruit immense envahit l’habitacle, comme une sirène suraiguë. Fitz essaie de se boucher les oreilles, puis l’entraînement reprend le dessus, concentrez-vous goddamit !
Sir, yes sir. Il tire sur le manche, lâche une main une seconde pour déclencher l’appareil photo, Cla-ap, reprend le manche, applique toutes ses forces.

Sur la photo, Rebecca le regarde du haut de ses dix ans.

 

8000 mètres.

Le gouffre noir draine l’U2. Il descend en flèche. Une aile se détache dans un bruit de métal et l’appareil se met à pirouetter dans l’air. Fitz fixe le gouffre noir. Il s’aperçoit que les Russes tirent minerai d’ici, de ce coin de Pologne. Pas des mines d’uranium ou de son enrichissement. De ce gouffre sans fond qu’un scientifique viennois leur a appris à exploiter, sous la contrainte.

Cla-ap.

Sur la photo, Rebecca le regarde du haut de ses 13 ans. Elle a grandi, elle n’est pas morte. Son visage s’est affiné. Elle est belle.

 

1000 mètres.

Soldat, votre mission.

Yes sir. Mais taisez-vous godammit !

J’ai regardé, mais le gouffre est trop noir, rien ne peut en sortir.

Cla-ap, il appuie par réflexe, les photos seront noires, il le sait. Il n’y a rien à voir ici, sauf le temps tout entier concentré dans cet abîme.

Sur la photo, Rebecca lui sourit. Elle sourit, contente d’elle, sardonique quand son père lui fait un reproche. Elle a 16 ans et tout l’avenir devant elle.

Soldat, votre mission.

Rebecca dans la photo. Fitz la fixe. Les Russes sont capables de manipuler l’espace et le temps. Ce jeune scientifique, il a révélé le secret, sous la contrainte. Sous la torture. Staline.

Il lâche le manche. Le vent hurle autour de lui. Il sourit.

 

 

15000 mètres.

Sur la photo, Rebecca le regarde.

Les nuages, énormes, noirs, carnassiers, mangent et recrachent le petit U2 bringuebalé au-dessus de l’océan.

Les appareils ronronnent. Des petits drapeaux sont imprimés sur le tableau de bord, rappelant à Fitz son devoir patriotique. On lui a répété, la mission est d’une importance capitale, toi seul peux aller voir ce qui se passe là-bas, dans le sombre derrière l’océan.

Le moteur fait vibrer la carlingue, une pulsation rassurante qui se répand dans son corps.

DES YEUX DE VERRE ET DE PLASTIQUE

Il n’y a plus rien autour de Y que la mer. Il n’y a plus que l’eau glacée, le ciel noir, l’écume amère et jaunâtre, mêlée de grains de sable, plus que le vent qui lacère la peau et les gouttes énormes dans les yeux. Il ne reste plus que la toile plastique de l’embarcation, trop petite et trop fragile pour être appelée « bateau », les poignées glissantes auxquelles Y s’accroche avec toutes les forces qui lui restent après la nuit passée à traverser. Tout cela, goutte à goutte, fait une mer. Tout cela ensemble fait une noyade qui voudrait le saisir.

Il y en a d’autres comme lui dans l’embarcation, une vingtaine en tout. Il n’y a personne pour les guider dans l’obscurité, dans les nuages d’eau qui s’élèvent et retombent. Dans l’obscurité, tous ont le même visage que lui : sombre, fermé, les yeux noirs et la peau glacée de sel. Il n’y a plus de point de départ et tous doutent que le point d’arrivée existe encore. Si la mer ne les emporte pas, il y a encore les   navires de garde qui sillonnent les eaux. Des projecteurs brûlants percent la nuit, tracent d’immenses rayons coniques. Y, comme chacun des membres de l’équipée, sait que si une lumière les touche, si un rayon les dévoile, c’en sera fini d’eux. Ils disparaîtront. Avant de partir, tous ont entendu les histoires de radeaux de fortune renversés, jetés à l’eau. Ils savent qu’ils ne sont pas les bienvenus. Plus encore, on leur a expliqué que, s’ils atteignent la côte, il leur faudra se faire discrets, se fondre dans le paysage, devenirs gris béton pour ressembler aux murs. Pour continuer à vivre, ils devront cesser d’exister. Ils abandonneront leurs noms et leurs métiers. La famille ne voudra plus rien dire. Les hommes et les femmes ne seront plus époux ; les enfants ne seront plus fils et filles.

Au moment où leur pied se posera de l’autre côté, ils seront invisibles.

Déjà, Y a laissé dernière lui son prénom. Il ne lui reste plus que cette seule initiale, qu’il susurre entre ses dents qui claquent, pour ne pas oublier même cela. Comment garder cette lettre quand il n’y a plus que la mer, quand la mer ne veut pas d’eux, quand la terre les repousse, les renvoie vers l’arrière contre la barrière du vide ? Serré au milieu de tous les autres, luttant de toutes ses forces, Y sait bien qu’il  a cessé d’être un homme quand les yeux du monde sont venus jusqu’à chez lui.

Autrefois, dans ce passé lointain dont il ne reste plus que ses souvenirs fragiles, il y avait une maison. Y sait qu’elle a existé, mais il ne peut plus en évoquer ni la couleur de la peinture, ni la texture des murs, ni le son du craquement des boiseries, ni l’odeur sucrée et grasse des fruits que la chaleur confit. Sa mémoire est dénuée de la route dont le goudron et les graviers craquaient sous ses chaussures, tout comme de la sensation des vêtements confortables contre sa peau. Tout cela a été vu, tout cela a été effacé. Il ne reste plus que la parka trouée, payée avec ses dernières économies, au moment de partir. Il a vidé ses poches sans regret. Cette monnaie n’a plus de valeur. Elle a été vue. Vue comme la femme avait qui il vivait, que les regards froids venus d’ailleurs ont dérobé au monde bien avant les balles et les bombes. Vu aussi : son travail, son métier. Observé, biffé, dénombré, gommé. Et au fur et à mesure de sa fuite, quand la maison, le métier, le travail, la femme et ses cheveux et ses lèvres et son haleine et les deux rangées de ses dents et le goût de sa langue et tout ce qui faisait d’elle une femme qui s’offrait à lui comme il s’offrait à elle, chaque jour autant que le précédent et, si le destin le veut, autant que le suivant ; quand tout cela a été gommé, Y a compris que rien ne le retenait plus de ce côté-ci, qu’il n’avait qu’à risquer la dernière chose qui ne soit pas visible sur ce canot malmené par les vagues, les projecteurs et les fusils. Assis avec les autres, alors que sa poitrine se soulève, que son cœur monte dans sa gorge et menace de s’échapper, saisi par les griffes du vent, Y se demande si cet organe est tout ce qui fait encore de lui un homme, ça et le sang qui court dans ses veines. Du sang, Y en a vu, il le sait, du sang coulé, étalé, répandu partout, mais même cela a disparu. Effacé. Il n’en reste plus qu’une image portée jusqu’à la bonne rive, jusqu’au bon côté où les habitants peuvent la voir encore et encore, la décrire, la discuter inlassablement. L’image du sang a effacé le sang versé.

Aux premiers temps, quand les yeux de ceux de l’autre côté sont venus, tous se sont montrés. Ils se sont agglutinés devant les surfaces de verre et de plastique, dans l’espoir que leur apparition changerait quelque chose. Déjà, il n’y avait plus de maisons. Rien que des tas de pierres. De la matière brute là où il y avait eu une forme dotée de sens : une maison, un abri, un foyer, une rue. Les yeux sont venus et ont observé longuement les tas de pierres. Puis ils sont repartis, emportant avec eux les pierres qu’ils avaient dérobé. Y ne comprenait pas la malédiction de ces yeux de verre. Quel était donc leur étrange pouvoir pour qu’ils emportent avec eux la réalité de ce qu’ils contemplaient ? Et pourtant, une fois réduites dans leur format rectangulaire, il n’y avait plus de tas de pierres, plus de visages assemblés. Rien qu’un écho auquel chacun, de l’autre côté, ferait dire ce qu’il veut. Les yeux de verre ont volé une première récolte de visages et de ruines, puis ils sont revenus parce que le chaos ne finissait pas. Tant qu’il y avait à prendre, les yeux ont pris, ont tout envoyé par le ciel jusqu’à d’autres yeux, d’autres écrans. Et, quand tout a été vu, il n’y a plus eu un seul visage là où vivait Y, plus une seule ruine que son apparence n’ait remplacé. Il n’est plus resté qu’un grand vide blanc dont tous les regards, enfin, se sont détournés.

Y pourtant, se rappelle ses leçons d’histoire. Il se souvient comment, dans les siècles précédents, ceux de l’autre côté sont venus en personne pour prendre, pour façonner la pierre et tracer des lignes droites dans le sol. On les en a chassés mais, des années plus tard, des milliers d’yeux de verre sont revenus à leur place. Être là en personne n’était plus nécessaire. Voir suffit pour contraindre. Voir suffit pour dominer. Voir suffit pour effacer. Et ceux de l’autre côté, dans des maisons qui se dressent toujours, fières et droites et non ruinées, découvrent puis gomment le reste du monde tout en s’indignant. Là où il y avait des hommes et des femmes et des enfants et des villes et des animaux et de l’amour et de la colère et du temps qui passe, les clichés ont tout emporté.

Ceux de l’autre côté veulent voir pour mieux oublier., pour se rassurer en se demandant tout haut : peut-on vraiment faire confiance à cette image sortie de nulle part, des cadavres que l’on y voit, de ces bras arrachés, de ces pleurs, de ce gamin de cinq ans la tête dans le sable que l’on y voit, sans savoir d’où il venait, où il allait, et ce qu’il aurait pu être si les yeux de verre ne l’avaient pas chassé de chez lui pour finir là, sur cette plage, le ventre plein d’eau et de sel. Ils pleurent autant devant ces morts que devant les flammes qui rongent leurs bâtiments, devant les accidents bêtes. Déjà, leurs yeux de verre se tournent vers eux-mêmes. Bientôt, ils disparaîtront à leur tour, réduits à de petits rectangles dont personne ne se souviendra de l’origine.

L’éclat dur de la foudre dévoile brusquement le canot et, à ses passagers trempés, la forme haute et terrifiante d’un vaisseau d’acier au profil éléphantesque dont les projecteurs s’allument dans un ensemble terrible. Les passagers poussent un cri et se penchant, se collent au fond du canot mais il est trop tard : ils ont été vus. Parmi eux, un homme ne parvient plus, tout d’un coup, à se souvenir de la lettre par laquelle commençait son nom. Il sait qu’elle a existé, mais elle a été vue. Elle a disparu. Les moteurs du navire se mettent en branle et concurrencent le tonnerre. La masse métallique tourne dans leur direction ses yeux  luisants et s’avance. Quelque part à son bord, si les passagers du canot tendent l’oreille, ils peuvent peut-être distinguer quelques voix humaines qui trahissent qu’il ne s’agit pas d’un monstre animal mais bien de chasseurs rationnels, juchés sur leur monture de fer. Tout cet acier ne se déplace pas dans les vagues sans conséquence. La mer elle-même se déplace devant la créature. Les vagues grandissent encore. D’autres cris s’élèvent dans le canot. L’homme s’agrippe tant qu’il peut aux poignées de plastique, mais en vain. Maintenant l’océan se soulève, amène le canot à l’oblique puis presque à la verticale. La crête se brise dans une gerbe d’écume et, sur le canot trop fragile, l’homme se croit sauf. Mais une autre vague, poussée encore plus haut par le navire, s’empare du canot de plastique, joue avec un instant comme un chat avec sa proie et, au bout d’interminables secondes, se lasse, le renverse complètement et jette tous ses minuscules passagers dans l’eau.

L’homme bat des bras et des jambes tant qu’il peut. Quand il touche l’eau, il crie encore. Alors l’eau et le sel envahissent ses poumons. Il ne sait pas nager. Il n’a jamais appris. Quand les yeux de verre et de plastique n’avaient pas tout emporté, il n’y avait pas la mer chez lui, ni de rivière. Il n’avait jamais pensé avoir besoin de nager un jour. Autour de lui, il croit apercevoir avec ses yeux brûlés par le sel les silhouettes des autres passagers tombés comme lui. Dans l’eau, il entend encore plus fort le son des turbines pachydermiques  du navire des garde-côtes. Il ne sait plus si sa tête est située en haut ou en bas de son corps. Il ne sait même plus si le haut et le bas existent encore. Le haut et le bas, c’est vu.

Il n’y a plus que la mer, que l’eau et que le sel.

Quand il rouvre les yeux, il a la tête contre le sable qui irrite la peau de sa joue et de son front. Il ouvre brusquement la bouche et halète, il crache l’eau qui fait une tache plus sombre sur le sable brun clair. Une lumière grise a chassé les nuages et la tempête. L’homme tremble de froid. C’est le matin. Son cœur se soulève à nouveau, mais de joie cette fois-ci. Ce sable, il ne l’a jamais senti sous ses doigts. Il ne le connaît pas. Cela veut dire que la mer, après l’avoir pris, l’a recraché du seul côté qui existe encore. Du bon côté. Là où les yeux de verre et de plastique n’ont pas encore tout vu et tout emporté.

Il parvient à se redresser sur ses jambes branlantes. Mu par un ultime instinct, il se retourne vers la mer, comme pour voir l’autre rive. Il sait bien, pourtant, que c’est vain. L’autre rive a disparu à tout jamais, remplacée par son image. Il serre les poings. Il ne sait plus qu’une seule chose : ce qu’il lui reste à faire. Disparaître à son tour, invisible à tout jamais sur cette terre qui n’est pas la sienne, pour rester vivant et peut-être un jour, retrouver le souvenir de son nom et de sa vie, de cette femme et de ces enfants dont il sent encore confusément la main sur la peau de son bras et de son torse.

Il regarde vers l’avant. La plage monte. Il y a une petite butte, où l’herbe parvient à pousser. Un douloureux pas après l’autre, il s’avance dans sa direction. Dans ses chaussures de plastique, dans ses chaussettes trouées, ses pieds baignent toujours dans l’eau de mer et alourdissent sa démarche. Il grimpe tout de même, en haut de la butte derrière laquelle c’est l’éclat d’un soleil terne qui se lève. Mais un soleil terne, c’est tout de même un soleil.

L’homme parvient en haut de la butte. Il veut porter son regard sur le paysage en face de lui, pour voir enfin en retour ce pays dont viennent les yeux de verre et de plastique. Peut-être, s’il capture en lui son image, cela rendra-t-il la vie aux souvenirs qu’il a perdu.

Mais il n’a le temps de rien voir. Une furie d’éclairs l’aveugle, avec autant de claquements secs. Des dizaines de lumières blanches et crues sont braquées dans sa direction. L’homme qui a oublié son nom et son initiale pousse un dernier cri de terreur et de désespoir. Devant lui, grimpant l’autre versant de la butte, ce sont des dizaines d’yeux de verre qui s’approchent dans sa direction. Il lève la main, veut protéger son propre regard d’un geste vain, mais c’est trop tard.

L’homme a été vu.

Alors, sans même que des mains le saisissent, sans même que des balles le percent, sans que son cœur cesse de battre, sans aucun acte de violence, cet homme que la mer a jeté sur cette plage grise est avalé par les yeux innombrables.

Un instant plus tard, il ne reste de lui qu’un reflet rectangulaire, envolé déjà au ciel, bientôt retombé, à jamais prisonnier, dans des millions de maisons toujours debout.

Contrainte 1 Dans une taverne

LA DERNIÈRE TAVERNE

Le vieux Vitrul rinçait à peine ses verres dans le tonneau d’eau verdâtre avant de les remplir à nouveau. Le bar reluisant de bière renversé, l’empêchait de voir le monde qu’il y avait dans la salle. Mais il avait tellement servi, qu’il se demandait s’il restait des places pour les derrières de tous ces malotrus qui avaient pris leurs habitudes dans sa taverne.  

La Dernière Taverne aurait dû être le dernier refuge des valeureux héros avant d’arriver en Terre Maléfique. Elle était devenue la tanière des trafics de malfaisants. Un triste succès pour le patron de cet établissement.

Fynia, la nièce de Vitrul arriva pour prendre les commandes. Elle regardait l’ancêtre de haut, n’étant qu’à moitié naine, et remplit son plateau de trois pintes de bière des montagnes et d’un verre d’alcool de griotte fait maison.

Quand elle partit, le battant du bar amena jusqu’au nain un élan des odeurs de la salle. Un mélange de sueur et de crasse envahit les narines de Vitrul. Une putréfaction. Il partit à cet instant, comme à chaque fois, vers son remède personnel. Il se rapprocha de l’entrée de la réserve pour retrouver le houblon de son enfance, celui qui le faisait apprécier ce travail, qui le faisait tenir aussi. Le silence de ce lieu était également apaisant, mais lui rappelait l’échec de tous les petits orchestres qu’il avait invité.

Les musiciens, pourtant pleins de bonne volonté à l’embauche, finissaient, soit par partir de peur de se faire attraper et dévorer, soit par partager l’alcool des convives et se détourner clairement de la partition. Les notes qui arrivaient à sortir du flot de conversation ne permettaient pas de comprendre la partition initiale et rendaient l’ensemble très désagréable. Un petit grincement désagréable s’ajoutait à cette confusion.

Le nain tendit l’oreille en revenant derrière son bar. Une première bière de posée, et descendue en moins de dix secondes. Une aberration ! Pourquoi servir un breuvage de qualité, avec la recette obtenue de ces grands ancêtres, si le liquide ne touchait qu’à peine la langue de l’ogre avant de finir par être pissé à moins de deux mètres de la porte d’entrée.

« Les gars, elle est bien bonne cette petite, regardez-moi comment elle bouge bien ! Elle pourrait peut-être venir avec moi. De l’autre côté, ils adorent les sang-mêlé. En plus, elle a bien hérité du caractère nain, la bougresse. »

La voix passait tout juste au-dessus des autres et Vitrul supposa qu’il était assis à la table la plus proche. Ses poils de barbe se hérissèrent et il frissonna.

« Je ne suis pas sûr que le patron apprécie, Hildruc. Et puis, elle fait partie de la taverne. »

Vitrul redescendit en pression, il préférait cela. Sa nièce était sous sa protection pour l’été et ce n’était sûrement pas avec Hildruc qu’il la laisserait partir. Il venait chaque semaine s’assoir au même endroit pour gérer ses trafics. Jamais les mêmes. Parfois des armes, parfois des femmes ou des plantes hallucinogènes illicites.

La deuxième bière fut posée beaucoup plus loin dans un bruit plus léger. Près de la table des joueurs de FranchCoup, un jeu démarrant avec des osselets et terminant avec des coudes cassés. Un vrai public c’était formé autour de cette dure pratique, pariant à tour de bras.

Ensuite, le petit grincement permanent s’arrêta. Fynia avait dû donner l’alcool de griotte au petit gobelin qui passait la même commande chaque semaine. Détruisant une table à chaque fois, à coup d’ongles impatients.

Fynia arriva de nouveau derrière le bar.

« Chacun est rassasié pour le moment, je vais pouvoir m’assoir. Quelle chouette soirée ! »

« Quelle chouette soirée ? » répondit son oncle interloqué.

« Oui, tout le monde est heureux, le gobelin arrête de grater et Hilruc m’a donné un bon pourboire. Et pas une bagarre à l’horizon ! »

Le nain paru triste tout d’un coup. Sa nièce ajouta comme pour se justifier :

« Tu ne peux pas savoir, d’ici, tu ne vois jamais rien. ».

« Ma pauvre petite, plus tu regardes cette salle et moins tu vois qu’elle est peuplée d’hommes malveillants et sombres. C’est notre monde qui se transforme. Le mal qui s’insinue dans notre terre. »

Il lui ordonna de fermer les yeux, de s’agenouiller et prendre le temps de prendre sa place. Là où la salle n’avait plus la même dimension.

« Maintenant, que vois-tu ? »

Ne voulant pas vexer son oncle en répondant qu’elle ne voyait rien. Elle se tut et le laissa continuer.

« Que ressens-tu ? »

« Je ressens la chaleur, étouffante, du trop-plein de monde qu’il y a autour dans cette pièce. »

« Bien, continue »

« J’entends les rires gras d’un homme. »

« Alors qu’à côté un autre hurle de douleur. » 

« J’entends les pièces s’entrechoquer dans la bourse d’Hildruc. »

« Probablement le fruit de l’esclavage saisonnier »

« Je sens le sol poisseux sous mes genoux, »

« Mélange de sang et d’alcool, que tu as ramené jusque-ici. »

Il y eut moment de silence entre les deux êtres malgré la cacophonie de la taverne. De l’incompréhension traversa le regard de Fynia.

Elle connaissait le projet de départ de son oncle. La Dernière Taverne. Là où tous les chevaliers se rencontreraient pour partir à l’aventure, où ils partageraient une pinte pour se donner du courage en écoutant les exploits de ceux qui revenaient de l’autre côté. Mais personne n’était jamais revenu et les peuples barbares avaient colonisé le coin pour y importer leur odieux commerce. Mais, depuis le temps, Vitrul avait dû faire son deuil, ou alors pourquoi avait-il gardé ce lieu ?

« Je reste derrière mon bar pour ne pas regarder les tentations et continuer à voir ces bêtes comme ils sont vraiment et pouvoir les surveiller. Après, je rapporte les informations aux autorités et je peux faire ma part dans la lutte contre leur trafic. »

Fynia parut bouleversée et partit prendre de nouvelles commandes dans la salle. Vitrul entendit ses pas s’éloigner et espéra qu’elle rejoindrait sa cause et ne le trahirait pas.

Sinon, il serait bien obligé de la vendre à Hidruc.

Contrainte 1 L’avancée scientifique du siècle (au moins)

UNE BOUCLE DOUCE-AMÈRE

Je rêve, ou peut-être que je m’éveille. Je ne sais pas. J’ouvre les yeux devant ce panorama irréel, presque utopique. Au-dessus de moi, le ciel somnole et s’alanguit en pastels attendris. Cette douceur indifférente et céleste, où la nuit s’épanche en lentes caresses safranées, me rappelle des souvenirs qui inondent mon âme jusqu’aux larmes. Je ne saurais dire si ces bribes d’émotions m’appartiennent vraiment, mais cela importe peu, le spectacle visuel qui s’offre à moi m’emplit d’une extase qui ne souffre d’aucune barrière ; et je me laisse porter.

  Entre deux inspirations aux saveurs éthérées, mes yeux se fixent sur l’astre d’or qui tire lentement sa révérence, laissant apparaître des centaines d’étoiles qui poudroient les cieux d’une complicité qui m’échappe. Pourtant, je me laisse sagement guider, et mon regard hébété vient se poser sur une sylve en contrebas. L’espace d’un instant, je me mets à douter ; il ne me semblait pas avoir remarqué une telle merveille quelques instants auparavant. En effet, des chênes s’épanchent jusqu’à l’horizon tandis que leurs feuillent s’ourlent d’une aura d’automne, faisant écho au disque d’or mourant.

  Une pensée soudaine me percute de plein fouet. Je ne sais pas ce que je fais ici, je devrais très certainement m’en soucier. Mais pour une raison qui m’est presque extérieure, je refoule ce léger souci car après tout, autre chose s’empare de mon esprit. Ce lieu m’est familier, bien plus que ma raison ne voudrait l’admettre. L’émoi, l’amour, l’exaltation et la contemplation s’imposent à moi avec un délice inexprimable. Ces paysages oniriques ravivent des émotions perdues qui sourdent dans mon âme comme un torrent furieux. La lisière de mon esprit est bien trop fragile, et les larmes me montent aux yeux.

  Je n’ai plus qu’un désir désormais : laisser de côté tous mes problèmes et mon ancienne vie, très certainement morne, mais qui s’est déjà extirpée de mes souvenirs. Je ne pense plus. Je vis. Je regarde ce qui m’attend comme une terre promise. Et la brise reprend de plus belle, elle parcourt les hautes herbes avec patience, fait danser des ombres fugitives avant de m’offrir une mélodie profonde. Ce paysage à la fois proche et lointain m’appelle, m’attire à lui comme les mailles d’un filet. Je me sens grimper vers les cieux tandis qu’une vapeur de rêve enrobe le monde pour ternir son éclat. Mais je n’y prête pas attention. L’extase qui m’habite et la beauté de la courbe céleste sont bien suffisantes pour me combler. Je risque pourtant un œil vers la terre ferme qui s’éloigne de moi dans une pulsation rythmée. Derrière les feuilles de chêne, je crois discerner des ombres spectrales, des friselis pleins de remords insondables. Mais je m’abstiens d’y accorder de l’importance. Car l’important, il se trouve au-dessus de moi, là où le pêcheur me soulève dans ses liens invisibles et cotonneux, afin de me porter dans un bassin de joie éternelle.

  J’y suis presque, les étoiles s’approchent davantage. L’une d’elle semble m’être dédiée, elle m’enveloppe de son aura iridescente tandis que dans mon dos, la terre se met à rugir de désespoir. Par ses maux, elle tente de me persuader que je fais le mauvais choix. Toutefois, même si cette Terre scande des sons réprobateurs, je préfère l’ignorer. Après tout, je me rapproche de l’astre : le bonheur éternel me tend ses bras de lumières, je me dois de les saisir.

  Aussi soudainement que cela était apparu, la sensation d’extase se volatilise, ne laissant derrière elle qu’un corps incapable de bouger. Dans un sursaut de panique, j’essaie de remuer mes membres engourdis, en vain. Un par un, les pans de rêve et de bonheur qui m’habitaient s’écroulent dans un fracas aussi silencieux que vicieux. La lumière de l’étoile se fait pourtant toujours aussi forte, mais de moins en moins naturelle. Je bouillonne intérieurement, je sens l’adrénaline noyer mes entrailles tandis que l’effroi finit par me rappeler à moi-même.

  La lumière aveuglante d’une lampe me surplombe. En baissant les yeux, je me rends compte que mes bras et mes jambes sont comprimés et immobilisés par des sangles de cuir. Une fois de plus, et bien que cela soit parfaitement inutile, je me mets à gigoter dans tous les sens, faisant cliqueter les barreaux de la table qui m’étreint.

  Subitement, un rire graveleux résonne jusqu’à mes oreilles, et un homme sortit de la lumière pour m’offrir un rictus sardonique enveloppé dans une barbe hirsute et grisonnante. Sa blouse blanche pend mollement jusqu’à ses chevilles.

  « Trente-six, lâche-t-il. Ce n’est toujours pas la bonne. Tu vas commencer à me décevoir, tu sais ? »

  Je ne comprends pas, mais qu’est-ce que ce vieux bouc me raconte ? Cela est peut-être dû à ma léthargie, mais une pensée aussi soudaine qu’évidente m’assaille. Je suis entravé sur une table, dans une tenue sommaire. Une lampe m’aveugle tandis qu’un docteur étrange me vomit des mots incompréhensibles. Je m’affole, et ma voix s’emballe.

  « Bon sang ! Mais qui êtes-vous ? Qu’est-ce que je fous attaché à cette table ? 

  – Mais voyons, la même chose que les trente-cinq dernières expériences. Mais tu ne peux évidemment pas t’en souvenir. »

  Il se met à tapoter une seringue emplie d’un liquide transparent, et fait gicler quelques gerbes avant de me la présenter. Par instinct de survie, je tire comme un bœuf sur mes liens tandis que mes yeux scrutent l’aiguille sous tous ses éclats. Le docteur fou fige son geste.

  « Tu vois, c’est bien ça le problème. Tant que tu regarderas ce monde virtuel avec ces yeux-là, tu resteras aveugle à la vérité. Pour que tout cela cesse, tu dois être capable de voir, de comprendre ce que ce monde t’adresse, sans l’ignorer. »

  Je me rends alors compte qu’une machinerie énorme m’englobe. Un cercle métallique et clignotant m’enserre le crâne. Toutes les beautés que j’ai pu contemplé, tout cela ne serait qu’une illusion portée par une machine ?

  « Je ne comprends rien à votre charabia, qu’est-ce qu vous me voulez à la fin ! »

  Le docteur soupire.

  « Cela fait trente-six fois que tu échoues à voir. Tu n’arrives qu’à regarder bêtement le monde que je t’offre sans le comprendre. Tant que tu n’y seras pas parvenu, nous recommencerons, lâche-t-il en prenant un air pensif. Cela me rappelle une autre expérience que j’ai mené il y a quelques mois de ça. Ça a mal tourné, elle a fini par se perdre dans les méandres du temps et de l’espace. J’espère que cela ne t’arrivera pas, mais tout dépend de toi, m’assène-t-il froidement. Maintenant, je vais effacer ta mémoire, car sinon tout cela n’aurait aucun intérêt. Tu comprends n’est-ce pas ? »

  La vérité explose dans mon esprit comme un obus. Je suis l’objet d’une expérience douteuse qui m’échappe en partie. C’était donc cela. La terre qui me prévenait, qui me montrait des signes que je ne voulais pas voir. Toutes ces bribes de souvenirs inaccessibles. Et j’avais pourtant succombé à la tentation des cieux, bien plus simples à considérer, à regarder ; sans avoir à penser outre mesure.

  Le fou furieux me plante l’aiguille dans l’épaule, je sens le liquide chaud s’écouler dans mes veines. Je hurle à la mort, car revenir dans ce monde numérique est une voie sans issue, une boucle sans fin dans laquelle je revivrai les mêmes instants, sans jamais choisir la bonne solution. De toutes mes forces, j’essaie de m’accrocher à ce que le psychopathe m’a dit, je serre les dents pour ne pas tout oublier, pour ne pas lui offrir ce plaisir. Mais aussi sûrement qu’un rêve, cette discussion s’évapore lentement mais sûrement, elle me rend fou d’une rage inutile. Pourtant je n’y peux rien, j’en viens même à oublier ce que je fais là. J’essaie de parler, mais les mots se décousent dans ma bouche. L’amnésie me frappe de plein fouet, et mon esprit part vers un autre monde.

  Le docteur esquisse un sourire las.

  « Que la trente-septième soit la bonne. »

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A propos de Mia-

Membre du Club depuis 2005, Magali participe au comité de lecture d'AOC et s'occupe activement des matchs d'écriture, qu'elle colporte dans plusieurs festivals dédiés à l'imaginaire. Accessoirement, redoutable mouche du coche professionnelle :)

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