« Sigiriya, Le rocher du lion » de Alain Delbe

478 après J.-C.En Occident, l’Empire romain est tombé depuis deux ans. C’est à peu près tout ce que la date peut inspirer au lecteur européen lambda. Qui pourrait dire ce qui se passait à l’autre bout du monde, en Inde, et plus précisément à Ceylan, et surtout qui s’y intéresse ?

Pas grand monde. Si, pourtant : Alain Delbe nous fait revivre à travers le témoignage d’un conteur itinérant le tragique destin du roi Kassapa Ier, dont les chroniqueurs bouddhistes ont, des siècles après sa mort, tracé un portrait très critique. Ce roi serait monté sur le trône de Lanka après avoir fait mourir son père et chassé son frère, l’héritier légitime. Bien sûr, c’est très mal. Mais étaient-ils objectifs, ces gentils moines bouddhistes qu’un peu de recherche nous révèle aussi sectaires, ambitieux et rancuniers que nos clergés monothéistes ?

N’ont-ils pas honni Kassapa simplement pour la raison que, dévot de Shiva, il n’avait pas accordé à une secte bouddhiste la faveur qu’elle réclamait ? Même l’époustouflant site de Sigiriya, le rocher du lion, inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco (et point de départ du récit), n’est pas porté au crédit de Kassapa. Il aurait édifié ce palais forteresse somptueux loin de la capitale pour y vivre en reclus, protégé par des gardes, dans la hantise du retour éventuel de son frère dépossédé, bref, dans la paranoïa la plus aiguë.

S’entourant de concubines et s’étourdissant de plaisirs, il aurait pour finir stupidement oublié qu’il ne suffit pas de se barricader : il faut encore assurer le ravitaillement en eau et en nourriture d’une place forte assiégée. Aussi, quand son frère revint d’exil pour mettre le siège devant Sigiriya, il se serait rendu sans combat et sans gloire, et aurait été exécuté. Selon une autre version, Kassapa aurait voulu s’identifier au dieu Kubera en reproduisant le palais où ce dernier aurait, selon la légende, reçu avec faste Shiva. Parricide, usurpateur, mauvais frère, lâche et paranoïaque ou mégalomane, a priori le personnage n’a rien de sympathique. Mais qui nous assure qu’il ait été ainsi, et que les choses se soient passées telles qu’elles furent racontées ?

Le site en tout cas avait de quoi inspirer un écrivain : sur un plateau culminant à 200mètres d’altitude au-dessus de la jungle sri-lankaise (et affectant vaguement la forme d’un lion allongé, dont le plateau serait le dos), les ruines du palais forteresse révèlent encore des trésors d’ingéniosité et d’art : les fresques des « demoiselles » à la poitrine avantageuse, des techniques d’irrigation et de construction en avance d’un bon millier d’années sur notre brillante technologie occidentale (il y a eu des jets d’eau sur ce rocher aride mille ans avant ceux de Versailles !) et les pattes d’un lion gigantesque, entre lesquelles il fallait passer pour accéder au plateau supérieur. La gueule même du lion (disparue aujourd’hui) s’ouvrait comme un chemin. Cela fait rêver. Et la résurrection de ce palais quasi miraculeux tel qu’il était à l’époque de Kassapa n’est pas le moindre intérêt du récit.

Cependant, la plus évocatrice et la plus somptueuse des descriptions ne justifie pas à elle seule un roman.

Alain Delbe semble l’avoir bien compris. Il masque ce qui se révèle être ni plus ni moins qu’une réhabilitation (très bien documentée) de Kassapa sous tout un jeu narratif auquel nous ne demandons qu’à nous laisser prendre.

Dans la vieille tradition du récit à tiroirs, il est censé ne faire que transcrire les notes d’un érudit indien, le Dr Senake Pereira, rencontré au pied du rocher de Sigiriya, mort dans un attentat, et dont pour d’obscures raisons le gouvernement sri-lankais a fait disparaître les travaux. Et le Dr Pereira aurait lui-même traduit en anglais et résumé des passages d’un manuscrit sanscrit rédigé au Vème siècle, donc contemporain de Kassapa. Là ne s’arrête pas la valse des narrateurs : fort heureusement pour nous, le récit cadre est assuré par le scripteur fictif du manuscrit, un conteur itinérant professionnel, Dhola, dont la vie agitée au milieu de « chevaliers des vertes forêts » (la bande de Robin des Bois, version indienne) est racontée par lui-même, avec beaucoup de verve, dans la première partie. On ne s’ennuie pas une seconde.

Plus grave, mais tout aussi prenante, la deuxième partie raconte la rencontre (pas vraiment volontaire ni fortuite) de Dhola et du roi Kassapa, qui sur l’ordre de son gourou protecteur raconte toute sa vie à Dhola, devenu son ami et confident. Et il apparaît ici comme un être profondément humain et sympathique, acculé à commettre des crimes qu’il n’a pas voulus, mais dont il porte le poids. Comme dans une pièce de Shakespeare, après avoir vu les guerres et la politique du côté des humbles, nous la voyons du côté des rois, et elle n’est pas moins sanglante, tortueuse et féroce qu’un combat dans l’arène.

On pense souvent au « Grand Jeu » de la trilogie de l’Empire, de Raymond Feist, ou au Trône de Fer de George Martin. Dhola reprend la parole dans la troisième partie pour raconter l’affrontement final et la mort de Kassapa, dans une tonalité épique digne du Mahâbhârata (voir la version filmée de Peter Brook). Là ne s’arrête pas la lecture : se justifiant de ne pas avoir intégré les contes de Dhola au récit principal pour ne pas heurter les habitudes occidentales, Alain Delbe nous offre en quatrième partie trois de ces contes, très judicieusement inspirés, avec humour, de la tradition indienne. Tragédie, épopée, conte, aventure : il y en a pour tous les goûts.

Et j’allais oublier, bien sûr le fantastique, ou plutôt le merveilleux, puisque les êtres surnaturels ou les puissances magiques ne suscitent aucune incrédulité de la part des narrateurs ni des personnages. Un brahmane affole les montures des ennemis de son roi. Un ascète a le pouvoir de faire accéder un être humain à la quasi perception du brâhman (pour l’explication, voir les notes de l’auteur !) en le pétrifiant en stase une journée entière. Un sorcier exorcise des fantômes malveillants. Et, bien qu’elle ne soit jamais totalement manifeste, la présence tutélaire de Shiva, dont Kassapa et Dhola sont sincèrement dévots, transparaît tout au long du récit.

Accessoirement, Delbe réussit, comme avant lui d’autres auteurs l’ont fait pour Richard III, diabolisé pour les besoins de la propagande des Tudors, à donner au comportement de Kassapa d’autres justifications que celles proposées par les moines bouddhistes ou les historiens, et on peut juger qu’après tout ses hypothèses en valent bien d’autres !

A propos de Marthe Machorowski

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