« Le Jade Noir – Le cycle d’Ea » de Eric Zindell (Fleuve Noir)

Le jade noir-Eric ZindellUne grande saga de fantasy étirée sur plusieurs tomes (deux fois plus dans la version française que dans la version anglaise), c’est comme une voiture lancée à l’assaut d’une pente : l’impulsion initiale fait beaucoup, mais encore faut-il de temps en temps donner un coup d’accélérateur…

Avec le Cycle d’Ea, il faut bien reconnaître que, le premier émerveillement passé, la machine tend à s’essouffler. Zindell n’a pas choisi la facilité en optant non pour plusieurs intrigues entrelacées, comme c’est souvent le cas, mais pour un unique fil directeur : un groupe de héros (dirigé par le prince Valashu Elahad) à la recherche du Maîtreya 1 et de la Pierre de Lumière. (Voir la chronique du tome 1 dans le PdE n°65). Grosso modo, on peut traduire Maîtreya par Messie et Pierre de Lumière par Graal. Le Jade Noir qui donne son titre au livre est une pierre de pouvoir pervertie, l’opposé de la Pierre de Lumière.

Certes, l’enjeu est de taille : si Morjin, Seigneur des Mensonges, après avoir volé la Pierre de Lumière, arrive à délivrer Angra Mainyu 2, celui qui fut le plus noble des Galadin, comme Lucifer fut le plus beau des anges, les Puissances supérieures devront décréer le monde, pour pouvoir détruire le mal.

Certes, les personnages restent attachants et complexes. Tous les membres du groupe dont nous suivons les aventures ont, de plus, été profondément blessés, physiquement et moralement, par leur confrontation avec Morjin. Le récit à la première personne nous fait partager les émotions du narrateur et héros principal, Valashu Elahad, doté pour son malheur de la valarda, pouvoir d’empathie avec tout ce qui vit… ou souffre et meurt – c’est là le revers de la médaille. Il doit lutter non seulement contre ses ennemis, mais aussi contre ses souvenirs traumatisants et contre la haine qui pourrait faire de lui un autre Morjin. Le prince Maram, glouton, ivrogne, obèse, obstinément attaché à son deuxième chakra, c’est-à-dire aux plaisirs de la chair, assure la note humoristique. Alphanderry le ménestrel a été tué, mais le groupe s’est enrichi de deux enfants sauvés de l’esclavage : un jeune garçon farouche, Daj, endurci par sa lutte pour la survie, et une lumineuse petite fille muette, Estrella. Kane, le sombre chevalier errant, s’est révélé être un Elijin déchu, ancien compagnon de Morjin, et il porte, comme Valashu, un lourd sentiment de culpabilité. Même les personnages de rencontre sont davantage que de simples silhouettes.

Les lieux traversés, naturels ou artificiels, vertes campagnes ou déserts, plaines ou montagnes, sont décrits avec éloquence et suscitent de belles images mentales, comme la bibliothèque de la Confrérie à côté de laquelle celle du Nom de la Rose apparaîtrait comme un cagibi. Ou la forêt maudite contaminée par le Jade Noir qui y fut jadis enfoui.

Mais voilà : les héros étant toujours en quête, ils passent un temps fou à voyager à travers toute la planète. Ce qui transforme cette épopée en journal de voyage. On commence à se lasser et à se demander quand diable nos pèlerins le trouveront, leur Messie, et s’il ne sera pas un simple deus ex machina sans consistance, apparaissant juste le temps de mettre fin à la fois aux problèmes et à la saga. Quant aux haltes, elles sont l’occasion de grands débats théologiques assez abscons (dur de s’y retrouver dans le joyeux mélange de Cabbale, de christianisme, de bouddhisme, de mystique celtique… ou de zoroastrisme !) ou de disputes plus personnelles quant à la stratégie et disons la déontologie à adopter. Quelques poursuites et batailles, quand même, pour réveiller l’attention défaillante.

Heureusement, au milieu du récit, juste quand le livre commence à tomber des mains, l’action se ranime. Et surtout les méchants reprennent vraiment du service. Le ou plutôt la plus pathétique serait Jezi Yaga (saluons au passage la référence au conte russe 3), abominable sorcière amatrice de chair humaine et nouvelle Gorgone, mais aussi victime de son père Morjin. Sincèrement amoureuse de son « bel homme », le prince Maram, aussi haut et large qu’elle, elle le torture pourtant. Et mourra par lui. Autres créatures et victimes de Morjin, les drogoules, sortes de clones, apparaissent comme des marionnettes criminelles qu’un éclair de lucidité ou de volonté met parfois en conflit avec leur créateur.

Les derniers chapitres entraînent nos héros dans le désert, nous faisant partager à la fois leurs affres physiques et leurs angoisses morales. Batailles enragées, puits empoisonné, fausses accusations, verdict incertain, eau refusée aux assoiffés, rien ne manque pour stimuler l’intérêt du lecteur. Mais ce tome se termine sur un nouveau point d’interrogation et un nouveau voyage en perspective, à travers un désert pire encore que celui qu’on vient de traverser. Finalement rien n’a été vraiment réglé. Des obstacles sur le chemin ont été écartés, d’autres se présenteront. On a l’impression d’un roman inachevé, ce qui, vu la multiplication des tomes dans les éditions françaises, est sans doute la stricte vérité !

macaron_pde75Notes :

  1. Accessoirement, c’est aussi le nom du Bouddha à venir. Zindell pratique un vaste syncrétisme !
  2. Nom avestique de l’esprit démoniaque, plus connu sous le nom d’Ahriman, dans le zoroastrisme. Opposé d’Ahura Mazda, le dieu créateur.
  3. Celui de Baba Yaga, la sorcière avec sa maison aux pattes de poule !

A propos de Marthe Machorowski

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