« Changelins » de Sophie Dabat

changelins-sophie-dabatOn se demande a priori si l’on n’a pas affaire à un énième roman pour adolescents : tout ce qui peut les intéresser est au rendez-vous : l’âge des protagonistes, les milieux où ils évoluent (lycée et famille), les échanges par écrans interposés, les allusions à tous les films cultes des teenagers : Men in black, Twillight, et surtout X Men.

Les adultes ne manquent pas d’y être représentés comme des persécuteurs, des empêcheurs de tourner en rond ou au mieux des buses incapables de comprendre les tourments et les aspirations des jeunes. À l’exception bien sûr d’une géniale grand-mère. Un soupçon de gore n’est pas non plus pour déplaire à cet âge plus fragile que tendre. On peut à cet égard féliciter l’illustrateur qui éclabousse la une de couverture de taches sinistres à souhait, invisibles malheureusement sur la reproduction.

Mais il serait dommage d’en rester là. Car l’auteur, tout en s’inscrivant dans une double tradition, la renouvelle avec maestria.

Tout d’abord on échappe au décor obligé du lycée américain. Nous restons en France, et même en province : Marseille, puis Rennes. Syrine Kaharib, l’héroïne (bien malgré elle !) appartient à une catégorie invisible dans la littérature de genre, la classe moyenne, assez modeste. Et surtout les Français d’origine étrangère. En épousant un marocain, Marie, la mère, s’est totalement coupée de sa famille française. Nahjib, le père, a une culture scientifique, mais n’arrive pas à se dépêtrer des préjugés de son éducation, que la crise familiale fait émerger avec l’obsession du péché et un comportement autoritariste de patriarche. Il est question de voile, de viande hallal, tous problèmes généralement inconnus des vampires, mutants, zombies et autres créatures fantastiques. En revanche la grand-mère évoque une djenneya dont un de leurs ancêtres serait tombé amoureux…

L’épaisseur et la vérité du contexte social, en intensifiant et en compliquant le drame vécu par l’héroïne, font oublier la lenteur de la montée en puissance, retardée encore par des retours en arrière et des extraits de communications en langage SMS qui apparaissent parfois redondants avec le récit.

Hitchcock remarquait que le cinéma faisait du meurtre une action rapide, indolore, presque abstraite, et s’est appliqué à le montrer, dans Le rideau déchiré, comme un acte pénible et répugnant. Les transformations du cinéma apparaissent, sinon indolores, du moins magiques dans leur rapidité. On devient très vite Spiderman, Octopus, le Bouffon Vert ou Hulk. Ou, si l’on signale la difficulté de jeunes différents à s’accepter et à être acceptés, on insiste plutôt sur leurs amitiés et leurs combats. Rien de tel ici. Quelqu’un a dit qu’une naissance, c’était sale, long et pénible. Sophie Dabat semble avoir pris à cœur de le prouver en accompagnant Syrine à chaque étape de sa lente transformation – de son martyre. En ne reculant devant aucun détail, si écœurant ou trivial puisse-t-il paraître, de la cervelle mangée crue au sortir de la boucherie aux recherches frénétiques de pansements, de médicaments et de désinfectants dans la salle de bains.

On a souvent vu dans les thèmes du fantastique une métaphore de problèmes philosophiques, psychologiques ou sociaux. Ici, tous les niveaux d’interprétation coexistent et se renforcent mutuellement.

Certains adolescents sont, au choix des métaphores, un composé instable ou une chrysalide agitée de convulsions. La souffrance exacerbant l’agressivité, ils découragent souvent ceux-là même qui pourraient les soutenir, adultes ou camarades. D’où solitude, désarroi et surcroît de souffrance. Cercle vicieux accompli.

Imaginez la complication lorsqu’il s’agit d’une demi-beurette prise entre deux cultures, transplantée brutalement d’une ville cosmopolite à une province franco-française. Arrivant dans un nouveau lycée lestée d’un lourd dossier qui la livre à la méfiance des adultes et à la malveillance de ses condisciples, montés contre elle par une sale garce, la fille dominante. Si mal dans son corps qu’elle s’habille de vêtements informes pour cacher les excroissances déformant son dos. Différence sociale et culturelle, différence physique. Le fil du handicap est tressé avec celui de l’exclusion. Outre Syrine, le handicap s’incarne dans une petite aveugle joyeuse et joviale et dans une paraplégique au caractère impossible. On accuse d’homosexualité Gauthier, son meilleur, son seul ami.

Intolérance, bêtise, méchanceté gratuite, aveuglement irresponsable, au mieux bonne volonté pataude et inefficace, voilà l’environnement d’une adolescente en grande détresse. Oh, certes, la société Concepticare, qui emploie son père et leur a généreusement fourni leur appartement semble s’intéresser de très près à elle ; mais les men in black qu’elle emploie n’ont rien de très engageant et, à en juger par ce que la fin du roman révèle de ses méthodes, ladite société ne semble guère philanthropique. Pas de bon professeur Xavier ni de havre de grâce à espérer.

Cerise sur le gâteau : malgré les paroles lénifiantes de la mère, qui tente désespérément de ramener au connu le mystère vivant qu’est devenu sa fille, le drame vécu par Syrine n’est pas une simple crise d’adolescence. Ce qui lutte pour naître du corps et de l’esprit d’une adolescente n’est pas son avatar adulte, mais une créature insolite et redoutable, liée d’une manière ou d’une autre à la voix mentale qui depuis des mois tente de lui imposer sa volonté, de façon parfois désastreuse. La violence ordinaire d’un adolescent en crise n’est rien comparée à celle que Syrine peut déployer, y compris contre ceux qui tentent de l’aider. Syrine, ou ce qu’elle est en train de devenir.

Des pages et des pages durant, on souffre avec l’héroïne. On s’exaspère aussi. Contre ceux qui la persécutent, ne savent pas l’aider ou l’abandonnent lâchement. Contre elle, qui se déchaîne à contretemps ou subit l’inadmissible, murée dans son entêtement. L’accomplissement de la transformation à l’œuvre est une explosion, un déchirement, un sommet de violence, mais il soulage à la fois le lecteur et le personnage. Les problèmes ne disparaissent pas, bien au contraire, mais ils entrent dans le champ de l’action. Les questions ne trouvent pas de réponse, mais on peut au moins les formuler. Les vrais combats vont commencer… mais pour les suivre, il nous faudra entrer dans un deuxième volume.

C’est là qu’on pourrait, si j’ose dire, attendre l’auteur au tournant. Elle nous a fait patienter longtemps, au risque de décevoir si l’action n’est pas à la hauteur des attentes. En insistant sur la psychologie de Syrine, en nous faisant vivre de l’intérieur sa transformation, elle a certes chargé d’émotions son récit, mais aussi retardé et dilué des révélations qui promettent d’être spectaculaires. Les promesses seront-elles tenues ? Ce premier volet ne pourra être considéré comme réussi que si les suivants justifient a posteriori  les efforts demandés au lecteur, comme on a de bonnes raisons d’espérer qu’ils le feront.

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A propos de Marthe Machorowski

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